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Mgr Hervé Giraud aux catholiques de l'Aisne

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Mgr Hervé Giraud, évêque de Soissons Mgr Hervé Giraud, évêque de Soissons

Aux catholiques de l’Aisne

« Un monde fraternel se construit jour après jour. »

 

            La France a vécu des événements graves et meurtriers dont elle gardera longtemps les blessures. Les réactions ont été nombreuses : indignation, horreur, affliction, émotion… Comme beaucoup, les catholiques ont été profondément choqués par l’assassinat de 17 compatriotes, par les nombreux blessés qui portent les  traumatismes de ces attentats.

            Comme chrétiens, il nous faut d’abord prier le Seigneur pour les victimes de ces violences, pour leurs familles et amis. Il nous faut aussi prier pour notre pays, « pour tous les responsables des affaires publiques : que le Seigneur notre Dieu dirige leur esprit et leur cœur selon sa volonté pour la paix et la liberté de tous » (prière du Vendredi saint). Prier aussi pour les assassins dont il faut condamner les actes sauvages et inhumains. Une caricature n’autorise en aucun cas d’attenter à la vie de ses auteurs. « Tuer au nom de Dieu est une aberration. » (pape François). L’interdit du meurtre est au fondement de toute vie en commun.

            Nous avons vu aussi des actes de courage, des manifestations de respect. L’émotion a été si forte qu’elle a suscité le 11 janvier une marche exceptionnelle, dans un climat national de concorde, permettant aux Français et à d’autres pays de rendre hommage aux victimes et à leurs familles, aux forces de l’ordre. Beaucoup sont aussi venus pour soutenir la liberté de la presse et la liberté d’expression, symboles des acquis d’une culture française qui, au-delà du siècle de la Révolution ou des Lumières, plonge ses racines dans les mémoires grecque et judéo-chrétienne. De nombreux musulmans ont tenu à exprimer leur rejet du terrorisme islamiste et tisser des liens de solidarité avec toutes ses victimes, quels que soient leur religion et leur pays : Nigéria, Irak, Syrie, Pakistan… Tous ces manifestants n’avaient pas la même définition du « Je suis Charlie », et tous ne cautionnaient pas les expressions de Charlie Hebdo, notamment les plus provocatrices qui, qu’on le comprenne ou non, étaient vécues comme une violence. Tous voulaient probablement exprimer une fraternité qui n’est pas si facile à construire. Cette journée marquera donc la conscience nationale. Elle connaîtra des lendemains imprévisibles. Des réactions dans tous les domaines sont probables : des représailles, des replis identitaires ou communautaristes qui n’aideront malheureusement pas à mieux vivre ensemble, mais aussi de nouveaux dialogues qui pourront se faire jour. Cette situation de « l’après 11 janvier » pourrait appeler à redécouvrir des droits et des devoirs fondamentaux pour la pérennité de notre société.  

            Aujourd'hui, il nous revient d’inventer une route commune, comme citoyens français, habitants du monde et même « frères universels », suivant l’expression de Charles de Foucauld. L’Église catholique n’a pas cherché à en rajouter, ni à récupérer, ni à faire de l’exceptionnel face à cet événement. Pour ma part, face aux nombreuses analyses de la situation, j’ai choisi de vous inviter à la réflexion, au dialogue, à l’éducation et au combat spirituel.

 

            La réflexion doit nous permettre de revenir à la raison, à une raison éclairée par la foi, à une raison qui comprend l’émotion, à une raison qui ne s’affole pas. L’appel à réfléchir, et pas seulement à réagir, demeure une priorité pour tous. Le moment présent tend plus aux stéréotypes qu’au développement de la pensée personnelle mais le droit d’énoncer ce qu’on a dans la tête ne suffit pas à constituer une capacité réflexive. Une réflexion articulant des éléments de raison sous la lumière de la foi nous oblige à dépasser le stade de la simple attestation pour entrer dans une construction argumentée. C’est un préalable exigeant mais impératif. Dans une société que l’on sait mondialisée, une France multiculturelle et multi-religieuse, il faudra plus que jamais, l’émotion passée, redéfinir ce que l’on entend par « liberté d’expression ». Nous sommes nombreux à y être attachés mais elle s’articule nécessairement à d’autres impératifs de la notion de liberté et les lois de la République nous rappellent déjà qu’elle n’est pas un absolu, mais implique « des devoirs et des responsabilités » (Article 10,2 de la Convention européenne des droits de l'homme). Il faut donc dénoncer la sanction de l’apostasie et du blasphème par la peine de mort dans de nombreux pays, mais il faut aussi revendiquer le droit, pour toute personne, à la liberté de religion : que partout dans le monde soit connue et appliquée la liberté de changer de religion (article 18 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme) comme le droit de ne pas en avoir. Ainsi, la liberté de caricaturer n’empêche pas d’appliquer aussi le principe de responsabilité, principe qui prend en compte les plus fragiles. Penser, réfléchir, s’exprimer, tout cela implique aussi de se poser des questions : est-ce moral ? Est-ce profitable ? Est-ce opportun ? Est-ce blessant ? L’empathie fait aussi partie de la liberté d’expression. C’est un défi actuel que de créer, y compris dans nos paroisses, des lieux de dialogue argumenté. En lançant sa large consultation sur la famille, le pape François initie par le synode un chemin qui contribue - et dans le même temps dépasse - le thème même des défis familiaux. C’est pourquoi je vous invite particulièrement à participer à cette consultation qui construit la fraternité.

            Le dialogue en vérité nous indique une autre piste à suivre, qui nécessite écoute et respect : « Le dialogue et le débat peuvent s’épanouir et grandir aussi quand on converse et prend au sérieux ceux qui ont des idées différentes des nôtres » (Benoît XVI). Depuis de nombreuses années, des rencontres interreligieuses sont organisées à Saint-Quentin et, sur la base de cette connaissance et de ce respect mutuels, le président de la mosquée saint-quentinoise n’a pas hésité à inviter les responsables locaux de tous les cultes à s’exprimer devant les fidèles, au surlendemain de l’attentat du 7 janvier. Cet exemple doit nous aider à initier, poursuivre, renouer un dialogue véritable avec tous nos frères et sœurs en humanité, croyants ou non, en abordant des sujets qui méritent plus d’intelligence que de polémiques : notre foi,  nos pratiques et fêtes, nos conceptions de l’éducation et de la laïcité, nos prières, notre travail et ses difficultés, nos valeurs morales et spirituelles. Il nous faut dialoguer alors que nous évoluons dans un monde où tout, y compris la religion, se conjugue au pluriel. Il faut  connaître les valeurs d’autrui sans faire l’impasse des nôtres. Certains sujets tabous ne pourront pas manquer d’être abordés progressivement dans ces dialogues salutaires : la place des femmes, le droit de changer de religion, l’interprétation des « textes sacrés », notre identité française, notre bien commun, et même ce que le pape François appelle nos « formes déviantes de religion ». Seuls la confiance habituelle et les dialogues ordinaires pourront créer l’amitié nécessaire à la vérité du partage. C’est pourquoi je vous invite à créer des lieux et occasions d’un dialogue qui n’exclue personne. 

            L’éducation est, dans toutes ces questions, en première ligne. L’enjeu, de nombreux commentateurs le soulignent, est culturel. L’éducation et la transmission sont capables d’éviter « le choc des incultures ». Des enfants et des jeunes nous sont confiés au catéchisme, au sein de l’Enseignement catholique ou dans les mouvements de jeunes. Il revient à tous les parents, catéchistes, clercs, éducateurs de donner aux jeunes la culture, notamment dans sa dimension chrétienne, et les connaissances nécessaires à la réflexion et au dialogue précités. Comment faire désormais l’impasse de l’enseignement du fait religieux à l’école, avec une légitime prise de distance critique qui invite à faire réfléchir ? Alors que la « vie numérique » et ses réseaux sociaux prennent le pas sur la « vie physique » et les rencontres directes, quand des prédicateurs numériques peuvent influencer plus facilement que les responsables religieux locaux, il importe que les intelligences soient préparées à faire une saine critique et à rechercher le dialogue avec ceux qui les entourent. C’est pourquoi je vous invite à être des éducateurs : éduquer c’est évangéliser et évangéliser c’est éduquer.

            Tout cela nous oblige à mener en nous-mêmes un combat spirituel. Il faudra affronter la question de la vulnérabilité des démocraties, lutter contre ceux qui veulent les détruire, il faudra lutter contre la misère et tout ce qui conduit à des discriminations, mais ce dont nous sommes tous capables c’est d’un premier pas dans notre cœur, dans notre conscience. Face au grand vide spirituel, il nous revient d’examiner nos raisons de vivre et de faire vivre l’Espérance. Cela commence par la « mise à jour » de notre propre vie intérieure. Les exemples lumineux ne manquent pas dans notre diocèse et l’Année de la Vie consacrée permettra de nous souvenir de tant de saints dont la vie est moins à admirer qu’à imiter : « Nous avons intérêt à donner toute leur place à des traditions spirituelles riches de sagesse et d’intelligence. », nous rappelle le cardinal Ricard. En vivant trop souvent dans la périphérie de notre être, notre vie intérieure s’asphyxie et ce qui nous reste de vie n’arrive plus à combattre l’ennemi intérieur, « ce démon qui va et vient, à la recherche de sa proie » (1 P 5,8.) « Si nous réussissons ensemble à extirper de nos cœurs le sentiment de rancœur, à nous opposer à toute forme d’intolérance et à toute manifestation de violence, nous freinerons la vague du fanatisme cruel qui met en danger la vie de nombreuses personnes, faisant obstacle à la progression de la paix dans le monde. »[1] Il nous revient de ne pas donner prise au mal car il s’alimente de nos propres péchés. Combattre le mal en soi est un défi et chaque citoyen peut commencer par s’interroger sur ses paroles et ses écrits : mépris, manque de nuances, informations non vérifiées, moqueries, propos racistes ou antisémites, toutes ces « misères de l’esprit ». Les occasions de dérapage sont nombreuses. C’est pourquoi je vous invite à être des hommes et femmes de la Parole de Dieu qui invite à des paroles justes et respectueuses.

            N’oublions ni les paroles du Christ ni son attitude : elles sont notre référence. Ne nous laissons pas déterminer par ceux qui nous contredisent ou insultent. Développons attitudes et paroles inspirées par l’Évangile. Admirons tous ceux qui fraternisent au quotidien. Gardons la joie de l’Évangile.

 

+ Hervé GIRAUD

évêque de Soissons, Laon et Saint-Quentin

Soissons le 20 janvier 2015



[1]  Discours de Benoît XVI à des représentants musulmans à Cologne le 19 août 2005

 

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