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Pour une meilleure compréhension de l’Affaire Galilée

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Pour une meilleure compréhension de l’Affaire Galilée

Un nouveau livre de référence

Jules Speller:  

Galileo’s Inquisition Trial Revisited

POUR UNE MEILLEURE COMPRÉHENSION DE L’«AFFAIRE GALILÉE»

 

Un nouveau livre sur le procès de Galilée vient de paraître! (1) Le lecteur se demandera sans doute s’il y a encore du nouveau à découvrir sur ce procès après les nombreuses publications ces dernières décennies. Mais il sait aussi que malgré toutes ces recherches et souvent aussi à cause d’elles, il reste des questions ouvertes auxquelles les thèses récentes n’ont pas pu, jusqu’à présent, donner des réponses satisfaisantes. 

La magistrale révision du procès qu’a entreprise Jules Speller (2) nous propose une nouvelle interprétation qui est à même d’éclaircir des points restés obscurs, et il n’est pas exagéré de voir dans le Galileo’s Inquisition Trial Revisited de Jules Speller un livre qui servira désormais de repère pour l’étude du fameux procès. Dans les lignes qui suivent, nous ne pouvons pas présenter toutes les nouvelles connaissances auxquelles est parvenu Jules Speller grâce à son analyse détaillée des documents. Nous nous limitons à une des questions restées toujours sans réponse convaincante: pourquoi le pape Urbain VIII, d’abord si favorable à Galilée, s’oppose-t-il si fermement à lui en 1632 après la publication du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde?

A la lecture des anciennes études sur le procès de Galilée, il semble que les chercheurs se divisent en deux groupes selon qu’ils adhèrent au mythe «anti-Eglise» ou au mythe «anti-Galilée». Selon le premier mythe, Galilée aurait découvert une vérité, à savoir que la terre tourne autour du soleil, et ce serait une Eglise obscurantiste et jalouse de son pouvoir politique et idéologique qui l’aurait condamné pour avoir professé cette vérité.

Dans cette optique, Galilée devient le grand martyre de la vérité et du progrès scientifiques dans un monde encore dominé par le dogmatisme néfaste d’une Eglise catholique, incapable de comprendre et d’accepter la science nouvelle.

Face à cette tendance, s’est développé le mythe «anti-Galilée». Il postule que le grand scientifique moderne n’aurait pas pu donner en faveur de la théorie copernicienne les arguments convaincants qu’il avait promis. Son Dialogue de 1632 ne respecterait ni les normes ecclésiastiques, ni les différentes règles de méthodologie scientifique et de raisonnement logique. L’Eglise aurait eu raison d’interroger Galilée qui ne serait en fait qu’un imposteur.

Les études plus récentes évitent heureusement ces attitudes «anti» pour faire comprendre différemment ce qui s’est passé à Rome autour des années 1633. Ces nouvelles approches ont mieux réussi à reconstruire la suite des événements à partir des documents déjà connus ou bien récemment découverts dans les archives vaticanes.

Mais elles ne réussissent pas non plus à expliquer tous les points obscurs, voire les apparentes contradictions dans les réactions des intervenants, et en particulier le changement de sentiment du pape à l’égard de Galilée.

Qu’on se rappelle par exemple la fameuse thèse de Pietro Redondi publiée en 1983 dans son Galilée hérétique. En se basant sur une dénonciation anonyme découverte par lui dans les archives du Vatican, Redondi soutient que Galilée aurait été accusé auprès du Saint-Office par les jésuites pour avoir soutenu une conception atomistique de la matière, incompatible avec la transsubstantiation de l’eucharistie, dogme essentiel pour le catholicisme, surtout après le Concile de Trente en réaction contre le protestantisme. Afin d’éviter à son ami Galilée un procès en cette matière d’hérésie grave qui l’aurait sans doute conduit au bûcher, le pape Urbain VIII aurait cherché à faire oublier ce chef d’accusation en initiant un autre procès moins dangereux sur des questions de discipline et d’obéissance autour de la théorie copernicienne. Redondi conçoit ainsi le procès de 1633 comme un procès de substitution qui aurait en dernière analyse épargné à Galilée un procès en matière d’hérésie grave.

Cette interprétation des faits éclaircit certes plusieurs points obscurs dans l’évolution du procès de 1633, mais elle soulève d’autres questions comme celle de l’attitude du pape face à la théorie copernicienne qu’il refusait toujours de traiter comme hérétique et face à son ami Galilée qu’il avait toujours protégé contre les attaques des théologiens.

Si Redondi avait raison avec sa thèse que le pape voulait épargner à Galilée un procès d’hérésie grave, comment comprendre alors les accusations très fortes que ce même pape formulait à son égard? Rappelons ses expressions employées lors des audiences accordées à l’ambassadeur de Toscane, Fransesco Niccolini, en 1632/1633. Le pape s’y met en colère parce que Galilée aurait osé entrer «dans les matières les plus dangereuses», susceptibles de causer à la religion de «graves préjudices et qui sont même parmi les pires qui aient jamais été inventés». Il y est même question d’une doctrine «perverse au plus haut degré», de la «matière la plus perverse que l’on puisse jamais toucher ». Comment un pape qui veut protéger Galilée peut tenir de tels propos contre lui?

Bon connaisseur et fin lecteur de tous ces documents, Jules Speller fait remarquer, textes en langue originale à l’appui, que Redondi, pour minimiser les accusations du pape Urbain VIII envers Galilée, omet simplement dans sa thèse les expressions les plus fortes ou ne les cite que partiellement (cf. Speller 151).

Voir dans ces attaques simplement des exagérations de la part du pape ne rend pas compte de leur véritable enjeu, ni du fait que le pape exige le procès de 1633 et qu’il veut bien une accusation pour «hérésie formelle». A la vue de ces faits, il est difficile de soutenir encore la thèse d’un procès de substitution qu’a développée Redondi.

Reste la question: pourquoi après la publication du Dialogue le pape manifeste une si grande colère envers Galilée, alors que jusque-là ce même pape a apprécié le travail scientifique de Galilée et s’est toujours refusé de condamner le contenu de la théorie copernicienne?

Dans son Galileo at Work (1981), Stillmann Drake présente une explication qu’il croit definitive. Elle s’articule autour de la fameuse notification de 1616 qui apparaît subitement lors du procès de 1633.

Rappelons brièvement les faits. Le 24 février 1616, le Saint-Office avait interrompu l’action en justice contre la théorie copernicienne en chargeant le cardinal Bellarmin et le commissaire général Seghizzi d’exhorter Galilée à abandonner les deux thèses de Copernic, celle qui affirme que le soleil est immobile au centre de l’univers, jugée par les théologiens consultés comme «formellement hérétique», et celle qui prétend que la terre tourne autour du soleil, jugée par les mêmes théologiens comme «au moins erronée selon la foi». Quelques jours plus tard, le 5 mars, la Congrégation de l’Index publie un Décret qui définit la doctrine copernicienne comme «fausse et totalement contraire aux Saintes Ecritures». Elle met à l’Index le De revolutionibus orbium coelestium de Copernic qui – rappelons-le – était en circulation libre depuis 73 ans et qui avait parmi ses nombreux lecteurs et admirateurs beaucoup de cardinaux influents et même des papes. En fait, Jules Speller signale que ni le pape Paul III, ni aucun de ses douze successeurs jugeaient nécessaire de soumettre la théorie copernicienne au Saint Office ou à la Congrégation de l’Index. (cf. Speller 55)

Lors du procès de 1633 apparaît dans le dossier du Saint Office sur Galilée une note qui résume ce qui aurait été convenu entre le cardinal Bellarmin et Galilée en février 1616. Cette note retient qu’il a été interdit à Galilée de traiter de la théorie copernicienne, peu importe de quelle façon, alors que selon Galilée le cardinal Bellarmin lui aurait simplement interdit de tenir ou de défendre cette théorie. L’écrit mystérieux, non signé, jouera un rôle essentiel dans le développement du procès de 1633.

Est-il un faux, ajouté au dossier par les ennemis de Galilée pour le faire condamner ou bien par ses amis pour dévier l’attention du procès vers autre chose que l’hérésie formelle qu’on lui reproche? Ou bien encore fut-il vraiment rédigé et ajouté au dossier en 1616 par le secrétaire, quoique non signé par les intéressés? La question reste ouverte. Jules Speller donne ses arguments pourquoi il refuse d’y voir un faux qu’on aurait ajouté en 1633 au dossier.

Selon Stillmann Drake, c’est en prenant connaissance de cette notification que le pape Urbain VIII aurait changé d’attitude envers Galilée. En publiant le Dialogue qui présente et défend la théorie copernicienne, encore que ce dernier point peut se discuter, Galilée n’aurait manifestement pas respecté la décision de 1616 du Saint Office. Certes il avait obtenu en 1632 l’imprimatur permettant l’impression de nouvel ouvrage, mais, selon le pape, il ne l’aurait obtenu que parce qu’il n’avait pas mentionné ce qui lui avait été notifié en 1616 par le Saint-Office.

Cette malhonnêteté aurait déçu le pape. Il la reproche à son ancien ami, le laisse tomber, pire encore, il lui intente cette fois-ci un véritable procès, contrairement à ce qui s’était fait en 1616.

Suite à une lecture très attentive des documents, Jules Speller est à même de montrer – de façon convaincante à notre avis – que l’explication que Drake propose pour comprendre la colère papale est loin d’être l’unique possible. Au contraire, elle est contredite par plusieurs faits, et Jules Speller propose de chercher la véritable explication «dans une direction totalement différente» (Speller 145).

Selon lui, ce n’est pas un document du dossier qui aurait provoqué la colère du pape, mais le fait que Galilée n’a pas tenu compte de l’argument que lui-même en 1615-1616, alors encore cardinal, lui avait communiqué.

Dans la révision du procès que nous présente Jules Speller, cet argument papal joue un rôle clé et fait disparaître une à une les contradictions et les obscurités présentes dans tant d’autres essais d’interprétation du procès.

Jules Speller étudie cet argument du pape tel qu’il figure dans le De Deo uno Tractatus primus, publié à Rome en 1629 par Agostino Oreggi, le théologien personnel d’Urbain VIII.

L’argument en question peut se résumer ainsi: supposons que la théorie copernicienne soit non pas une hypothèse, mais une «vérité absolue», alors une réalité autre que celle décrite par cette théorie est impossible. Or une description non-copernicienne de l’univers n’est pas une contradiction en soi. Donc son impossibilité ne peut être que le résultat de ce que Dieu n’a pas pu ou n’a pas su créer un univers non-copernicien. Admettre cela, revient à nier la toute-puissance ou l’omniscience de Dieu. Et nier un de ces attributs essentiels de Dieu, c’est nier Dieu tel que le conçoit la théologie chrétienne. En d’autres mots, c’est entrer «dans les matières les plus dangereuses», susceptibles de causer à la religion de «graves préjudices et qui sont même parmi les pires qui aient jamais été inventés».

Le pape estime que Galilée aurait fait cela. Dans son Dialogue, il aurait considéré la théorie copernicienne comme «absolument vraie». Il se serait donc rendu coupable d’hérésie, et c’est du devoir d’un pape de corriger de telles erreurs graves, même si c’est un ami qui les commet.

En se référant à cet argument papal, Jules Speller est à même de clarifier plusieurs points obscurs. Ainsi on n’a plus besoin de parler d’exagérations en écoutant les reproches du pape envers Galilée. A ses yeux, Galilée est hérétique, et grâce à l’argument présenté, on comprend aussi pourquoi le pape le juge tel.

Les interprétations récentes ont difficile à spécifier l’hérésie à laquelle a songé le pape en parlant de doctrine perverse au plus haut degré». La réponse que donne Jules Speller à cette question convainc.

Reste l’appréciation de la théorie copernicienne. Contrairement à l’apparence, le pape n’a pas changé de position sur ce point. Il a toujours refusé de condamner son contenu si on le conçoit comme hypothèse. Une contradiction avec l’Ecriture Sainte, surtout qu’elle ne concerne que des points ne touchant pas aux dogmes essentiels de la foi, ne peut être jugée comme hérétique. Ce n’est que dans la mesure où l’on tient comme «absolument vraie» la théorie copernicienne qu’elle entraîne, selon l’argument du pape, des positions gravement hérétiques. En condamnant Galilée, il ne s’agit donc pas du contenu de la théorie copernicienne, mais bien du statut épistémologique que Galilée lui accorde.

Dans une récente présentation du procès (Geo kompakt 14, 2008), Christoph Kucklick écrit: „Acht Jahre später aber endet die Freundschaft wie aus heiterem Himmel. Urban zwingt seinen Lieblingsforscher, dem Kopernikanismus abzuschwören, und verurteilt ihn zu lebenslangem Hausarrest. Wie es zu dieser beispiellosen Demütigung kommt, wird sich wohl nie mehr genau rekonstruieren lassen.“

Avec son Galileo’s Inquisition Trial Revisited, Jules Speller propose une telle reconstruction. Et il sait convaincre: par sa méthodologie précise; par les nombreuses citations de textes connus, moins connus ou récemment découverts par lui dans les archives; par une argumentation sans faille. Jules Speller n’avance rien sans avoir consulté en historien et philologue averti les documents, même aux archives vaticanes. Il ne contredit rien sans avoir en excellent logicien développé tout le raisonnement de son argumentation.

Reste la question de savoir si l’argument que présente le pape est un argument valide et s’il peut s’appliquer à la position que défend Galilée effectivement dans son Dialogue?

A cette double question, Jules Speller répond par un double «non», mais seulement après y avoir consacré tout son chapitre 17, le dernier de cette brillante étude qui termine avec quelques interrogations du genre «que serait-il arrivé si…» (Speller 395)

Accusé d’hérésie formelle, Galilée est finalement condamné pour suspicion véhémente d’hérésie. C’est tout ce qu’ont pu réussir pour lui ses amis influents, au nombre desquels figure la deuxième autorité de l’église, le cardinal Francesco Barberini, neveu du pape.

Après le procès, l’influence de ces amis sera plus grande. Suite à leur tractation avec le pape, le «prisonnier» Galilée peut déménager et recevoir la visite de personnalités scientifiques, philosophiques et littéraires. On lui arrange même des entrevues avec Hobbes et Milton, qui sont pourtant des anglicans, et donc au jugement de l’Eglise officielle des hérétiques. Galilée réussit aussi à écrire et même à publier, malgré les interdictions, sa dernière grande œuvre scientifique «peut-être la plus importante» (Speller 348), les Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles. Par des lectures brillamment commentées des documents de l’époque, Jules Speller fait apparaître la richesse et la diversité dans la culture et dans l’Eglise romaine du XVIIe siècle. Cette dernière est loin d’être ce bloc monolithique comme on veut parfois le faire croire. Il y a des tendances diverses et des partis opposés, des tactiques politiques et des enjeux différents, des valeurs défendues à tout prix et d’autres facilement abandonnées, des arguments d’une logique impeccable, des dogmes inébranlables, des sentiments vagues…

Au début de son livre, Jules Speller avertit son lecteur que dans ses analyses et explications des actions et réactions des personnes concernées par le procès il donnerait «la préférence aux motifs rationnels et qu’il ne ferait appel à d’autres causes (traits de caractère, passions, etc.) qu’en dernier ressort» (Speller 15).

Tout au long de son travail, en véritable homme de science, Jules Speller tient ce qu’il a promis. Il cherche à justifier les prises de position aussi loin que possible dans l’ordre du rationnel et de l’argumentatif. On ne trouve donc pas dans son livre des références aux œuvres littéraires concernant ce fameux procès, ni aux nombreux jugements donnés par des scientifiques ou des philosophes à travers les siècles. Les positions d’un Brecht ou d’un Koestler n’y sont pas commentées, ni l’appréciation d’un Paul Feyerabend qui prétend que «l’Église serait restée bien plus fidèle à la raison que Galilée lui-même».

Cette dernière citation que le cardinal Ratzinger avait reprise en 1990 dans une conférence, certes pour s’en distancer, a pourtant suffi en 2008 aux yeux d’une minorité influente pour interdire au pape Benoît XVI de prononcer un discours à l’Université «La Sapienza» à Rome, tout juste 375 ans après qu’on a voulu imposer le silence à Galilée. Heureusement, la vérité ne se laisse pas taire.

P. Jean-Jacques Flammang SCJ

article paru dans la Warte, du Luxemburger Wort, du 10 avril 2008, repris dans: Jean-Jacques Flammang, Dieu étant... Diverses Perspectives (Clairefontainer Studien, Bd. 8), ISBN 978-2-9599706-3-4, pp. 121-128.

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(1) Jules Speller, Galileo’s Inquisition Trial Revisited, Frankfurt am Main – Berlin – Bern – Bruxelles – New York – Oxford – Wien, Peter Lang, 2008, 431 pages. ISBN 978-3- 631-56229-1.

(2) Jules Speller, né en 1943. Etudes de philosophie et de philologie classique et romane aux Universités de Strasbourg, Caen et Würzburg. Thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance de Robert Reininger. De 1975 à 1996 professeur de logique et de philosophie au Centre universitaire de Luxembourg. Nombreuses publications dans le domaine de la logique, de la théorie de l’argumentation et sur le procès de Galilée. Etude remarquable sur la Flûte enchantée publiée dans le livre: Jules Speller: Mozarts Zauberflöte: Eine kritische Auseinandersetzung um ihre Deutung.

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