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A propos du livre “La rupture” d’Yves Ledure

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A propos du livre “La rupture” d’Yves Ledure

A propos du nouveau livre d’Yves Ledure

Christianisme et modernité

Rupture, réciprocité, reprise

 

 

Dans son nouveau livre au titre évocateur « La rupture. Christianisme et modernité »[1], le philosophe Yves Ledure essaie de faire comprendre au christianisme qu’il n’a pas compris la modernité et reste figé dans une tradition d’un autre âge qui lui donne l’allure d’une idéologie sans rapport avec notre temps en constant devenir et changement.

Christianisme et modernité sont ainsi les deux pôles de ce brillant essai qui appelle le christianisme à se laisser informer par une modernité qui elle – à en croire les nombreuses redites sur ses bienfaits herméneutiques – comprend à fond l’homme contemporain.

La rupture moderne fut consumée au XVIIIe siècle : d’un côté un christianisme resté dans sa présentation et son efficace métaphysique, de l’autre une modernité anthropologique qui se définit par la liberté de l’homme dans la mouvance historique.

Pour bien saisir le sens de cette rupture et ces effets sur la modernité du XXe siècle, Yves Ledure retourne à son origine pour montrer comment l’Aufklärung et les Lumières rompent les rapports avec le Dieu créateur, stable et transcendant pour mettre au centre de toute valorisation l’homme et son devenir. Sorti de l’âge métaphysique à jamais révolu, l’homme moderne entre dans l’âge anthropologique où il se comprend comme autonomie et détermination de soi à partir de ces éléments structurant de sa dynamique vitale que sont la finitude, le désir et le divin.

La rupture moderne

C’est vrai, il y a rupture entre christianisme et modernité. Le simple fait que les églises se vident et que seulement peu de monde se laisse encore enthousiasmer par une religion exprimée sur le mode de l’autorité patriarcale monothéiste témoigne qu’en modernité la religion si elle veut survivre doit se laisser transformer de telle sorte qu’elle réponde mieux aux aspirations de l’homme moderne.

Autonome, l’homme moderne ne veut et ne peut plus se concevoir comme créature d’un Dieu transcendant. Même si celle-ci était à son image, l’homme moderne refuserait d’être la création d’un dieu qui l’enfermerait dans un projet fixé et tracé d’avance. L’homme moderne n’a que faire d’une telle dépendance, il veut devenir lui-même créateur dans le devenir historique qui le caractérise désormais. Certes l’homme moderne n’est pas dupe, il se sait fini, mais essentiellement désir, il se dépasse continuellement dans sa dynamique d’autodétermination.

L’homme moderne, ce n’est plus l’homme en général dont parle encore trop souvent le christianisme de l’âge métaphysique; c’est plutôt cet être sexué, homme ou femme, à respecter dans sa différence et dans sa liberté, sans ignorer que ni l’homme, ni la femme ne sont en mesure d’incarner le tout de l’humain. Et Yves Ledure de conclure : « cette fracture originaire est la cicatrice ineffaçable qui conduit tout humain à la mort ».

Il n’y a finalement que la mort qui pose problème à l’homme moderne, car la mort de Dieu, conséquence du refus métaphysique, loin de résoudre ses problèmes existentiels, ne fait que les poser autrement, comme Nietzsche l’avait justement relevé. Yves Ledure, fin lecteur et interprète du philosophe allemand au marteau destructeur, revient dans son essai sur l’insensé du Gai savoir pour découvrir dans l’annonce de la mort de Dieu non seulement une question sur Dieu mais aussi une question sur l’homme que cette annonce ne conforte pas, mais dont elle approfondit l’interrogation qui le déstabilise.

Contre l’insoutenable dictature de la finitude, l’homme moderne entame un autre processus que celui imposé par la vitalité et se projette du côté du divin. Certes le dieu qui vient ainsi à l’idée est d’ordre culturel et philosophique, il ne dit rien de l’existence même d’un Dieu personnel, mais il est la preuve que l’homme ne peut se satisfaire de sa finitude.

S’il ne veut pas rester absent de la culture moderne, c’est de ces vérités que le christianisme doit tenir compte en quittant le Dieu métaphysique du monothéisme pour trouver en Jésus de Nazareth l’Incarnation de Dieu. Laissant toute transcendance a priori qui ne lui dit plus rien, l’homme moderne s’ouvre plutôt à cette transcendance a posteriori qui advient en la personne de Jésus. Homme parmi les hommes, celui-ci mérite, de par sa vie donnée, qu’on lui fasse confiance, à lui, dont la vie exemplaire ne permet pas qu’il reste au pouvoir de la mort. Mais, souligne Yves Ledure, – et c’est ici qu’intervient la foi proprement religieuse – sa résurrection n’est pas pensable dans le régime anthropologique, elle est l’œuvre d’une transcendance absolue et  « reste un point de mire, qui peut susciter confiance et espérance. Tout comme elle peut générer méfiance et distance. »

Réciprocité christianisme-modernité

Au milieu de sa réflexion sur les nécessaires transformations du christianisme en modernité, Yves Ledure fait – en citant Hans Blumenberg – cette affirmation inattendue que « la modernité ne peut se comprendre sans le christianisme » et qu’entre christianisme et modernité « circule une relation essentielle de réciprocité ».

Pour se concevoir libre et autonome, l’homme de la modernité doit non simplement ignorer, mais effectivement contester la transcendance a priori. « C’est comme si c’était ce avec quoi on rompt qui donnerait sa pleine satisfaction, sa réelle signification à ce qui en résulte ».

Le lecteur peut déplorer que ce fond(ement) de la rupture n’est pas exploré davantage. Il est encore brièvement fait référence à la fameuse discussion à Munich entre Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger, mais seulement pour retenir que l’interrogation moderne ne concerne le problème de Dieu qu’à travers le questionnement sur l’homme. N’est pas mentionné cet autre aspect qui pourtant a pu rendre possible la discussion entre les deux géants de la pensée contemporaine, à savoir la reconnaissance de Habermas dans son fameux discours « Croire et savoir » d’un résidu religieux intraduisible dans le langage moderne de la sécularisation.

Ce résidu serait-il un indice vers la transcendance a priori que refuse un éloge trop unilatéral[2] de la modernité ?

Dans une optique niant la transcendance a priori, une séparation théologie-philosophie s’impose, autrement on ferme, comme le remarque à juste titre Yves Ledure, « la porte à toute démarche proprement anthropologique qui cherche à articuler transcendance et modernité ». Mais on est en droit de se poser la question si à ces conditions méthodologiques l’articulation recherchée ne transforme pas nécessairement sans résidu toute la transcendance métaphysique a priori en transcendance anthropologique a posteriori ?

C’est la critique fondamentale que Radical Orthodoxy, ce puissant mouvement de pensée politico-théologique, adresse à la sécularisation moderne. Yves Ledure l’a remarqué lorsqu’il accuse ce mouvement « d’un choix philosophique drastique, celui de la métaphysique » « aux antipodes d’un christianisme d’Incarnation, d’inculturation ».

Après une rupture réciproque, une possible reprise ?

Le dicton nietzschéen de la mort de Dieu a donné à Yves Ledure l’occasion de réinterpréter le christianisme pour l’âge moderne, un peu comme le philosophe pakistanais Mohammed Iqbal[3] l’avait fait au début du XXe siècle pour l’islam. Face à la mort nietzschéenne de Dieu, cet intellectuel musulman avait plaidé pour un nouvel humanisme sur base d’options anthropologiques comparables à celles présentées dans « La rupture ».

Au début du XXIe siècle, l’islam mondial ne l’a pas suivi dans son humanisme qui réconcilie et pacifie, mais il a entamé une autre marche herméneutique qui préfigure peut-être au-delà de la modernité un nouvel âge « post-anthropologique ».

Les sciences de l’homme qui avaient jusqu’ici accompagné et stabilisé le projet moderne sont en train de se transformer par le développement des sciences neurologiques en une nouvelle science de la nature d’où l’homme finit par disparaître comme objet d’étude propre. Dépouillé de sa liberté qu’il avait cru être son être, l’homme moderne se révèle n’être finalement pour ces sciences issues de la modernité qu’un animal comme les autres.[4]

Dans cette nouvelle constellation quelle sera l’utilité d’un christianisme anthropologisé exigé par la modernité ? Ne finira-t-il pas par disparaître avec cet homme libre et autonome qui l’a créé ?

Pour se préparer à cette nouvelle rupture, il faudra une nouvelle interprétation du christianisme qui pourrait se constituer par une reprise de ce que la modernité a trop vite mis aux oubliettes, la métaphysique présente et active dans les grandes traditions chrétiennes antiques et médiévales si peu connues de l’ancienne modernité trop exclusivement fascinée par sa propre détermination de soi.

P. Jean-Jacques Flammang SCJ


[1] Yves Ledure : La rupture. Christianisme et modernité, Paris, Lethielleux (Groupe DDB), 2010, 199 pages, ISBN 978-2-249-62126-0.

[2] A lire La rupture, le lecteur se dira peut-être la phrase que le cardinal Kurt Koch a récemment prononcée dans un autre contexte : « Je trouve curieux combien la modernité est glorifiée. » Celle-ci semble avoir définitivement et avantageusement remplacé tout ce qui la précédait. Une approche glorifiant moins cette même modernité est présentée par Michel Schooyans dans son récent ouvrage : Les idoles de la modernité, Paris, Lethielleux, 2010, 283 pages. ISBN 978-2-249-62203-8.

[3] Cf. le livre inspirant d’Abdennour Bidar : L’islam face à la mort de Dieu. L’actualité de Mohammed Iqbal, Paris, François Bourin Editeur, 2010, 313 pages. ISBN 978-2-84941-188-9.

[4] Cf. la description de la figure de l’homme neuronal et sa critique, dans Francis Wolff : Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Collection : histoire de la pensée), Paris, Fayard, 2010. 383 pages. ISBN : 978-2-213-65134-7, surtout les pages 122 à 157 et 297 à 370. Voir aussi notre présentation dans la Warte du 25 novembre 2010.

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