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Anthologie éditée par Marie-Anne Vannier

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Anthologie éditée par Marie-Anne Vannier

A propos d’une nouvelle Anthologie

« Une douce amande cachée tirée des saints textes »

Les mystiques rhénans Eckhart, Tauler, Suso

 

Alors que l’année jubilaire autour du 750e anniversaire de la naissance de maître Eckhart se clôt, la publication de la très belle Anthologie[1] établie par Marie-Anne Vannier à partir de l’œuvre des trois principaux représentants de la mystique rhénane : Eckhart, Tauler et Suso ouvre une nouvelle série d’ouvrages autour de ce que l’on appelle à juste titre le sommet de la théologie mystique en Occident.  Dans son introduction générale, Marie-Anne Vannier[2] présente d’abord l’ensemble du projet éditorial qui mettra à la disposition du public francophone de nouveaux outils pour aborder l’étude de la théologie mystique du XIVe siècle en pays rhénan. Figurent dans la liste des ouvrages à paraître une Anthologie de Nicolas de Cuse, une Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cuse et leur réception et un volume sur L’Iconographie des mystiques rhénans. A cet ensemble contenant aussi la présente Anthologie est donné le titre évocateur L’apogée de la théologie mystique de l’Eglise d’Occident. Le lecteur moderne pourrait se demander pourquoi retourner à ces anciens auteurs. Quelle en est l’actualité ? En retraçant succinctement l’histoire de la réception de cette mystique[3], Marie-Anne Vannier montre qu’en construisant sa théologie à partir du cœur de Dieu, Eckhart est certes atypique en son temps, mais aussi en avance sur lui. Car les grands théologiens du XXe siècle que sont Hans Urs von Balthasar ou Karl Rahner retournent au maître rhénan et s’inspirent de sa force théologique pour édifier leurs propres théologies qui reformulent les dimensions essentielles du message chrétien pour l’homme d’aujourd’hui. Qu’aux moments critiques de l’évolution de la pensée on ait fait référence à Eckhart, est un autre signe de sa force et de sa continuelle actualité. Dans la liste de ceux qui relisent Eckhart, à commencer par le grand Nicolas de Cuse, Marie-Anne Vannier n’oublie pas de citer pour le XIXe siècle Franz von Baader qui avait reconnu en Eckhart « le plus éclairant de tous les théologiens du Moyen-Âge », ce Franz von Baader qui par sa position originale dans le développement de l’idéalisme allemand influence pour le moment grandement la pensée philosophique du XXIe siècle à la recherche d’un autre rapport au métaphysique. Signalons que la relation entre philosophie et théologie dans l’œuvre du mystique rhénan a toujours été très étroite et que d’aucuns préfèrent d’ailleurs nommer Eckhart philosophe plutôt que mystique.[4] Après l’introduction générale, l’Anthologie consacre 150 pages aux textes d’Eckhart, 50 à ceux de Tauler et 30 à ceux de Suso. Chaque partie est précédée d’une présentation de l’auteur.

Maître Eckhart

On connaît les hésitations sur les détails de la vie d’Eckhart. Marie-Anne Vannier en tient compte, tout en restant claire dans le retracement de l’évolution du maître rhénan. Ainsi elle réussit à présenter une synthèse accessible au non spécialiste qui tient compte des données actuelles qu’elle interprète à partir de sa large connaissance de l’œuvre des mystiques rhénans. Le lecteur est aussi informé sur le procès qu’on avait intenté à Eckhart et sur la demande de réhabilitation qui a été acceptée par le cardinal Joseph Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI, quitte à ce que les juristes romains ont répondu qu’aucune levée de censure n’était nécessaire puisque maître Eckhart n’a jamais été condamné nominalement, et « par conséquent nous sommes parfaitement libres de dire que c’est un bon théologien orthodoxe ». Les textes choisis dans les sermons d’Eckhart retracent les grandes lignes et les points essentiels de sa doctrine mystique. Les brèves, mais instructives présentations font le lien entre les différents extraits retenus et aident le lecteur à bien situer les problématiques abordées. L’Anthologie contient aussi le seul poème d’Eckhart, Le grain de sénevé, les Dialogues avec sœur Catherine de Strasbourg dont on ne sait si le texte est authentique ou non, mais qui reprend bien le sens de l’expérience mystique dans les termes eckhardiens de divinisation, de naissance de Dieu dans l’âme et de filiation divine.  La partie consacrée à Eckhart se termine par la belle prière où Eckhart, à la suite de saint Augustin et d’Hildegarde von Bingen, demande à Dieu « l’intelligence de la foi ou encore de connaître ses voies afin de vivre toujours davantage de sa vie et de vivre de son amour ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean Tauler

La deuxième partie de l’Anthologie est consacrée à Jean Tauler qui se réfère à Eckhart comme à son « très cher maître ». Né en 1300 à Strasbourg dans une famille aisée, il entre à 15 ans chez les dominicains. Il y a sans doute rencontré Eckhart qui séjourne à Strasbourg en 1313 et en 1323-1324. Prédicateur talentueux, Tauler sait convertir, mais suite aux luttes entre Louis de Bavière et la papauté, les dominicains doivent quitter Strasbourg pour se réfugier à Bâle. C’est là que Tauler rencontre Henri de Nördlingen qui le met en contact avec la dominicaine Marguerite Ebner et le mouvement des Amis de Dieu, ces religieux, religieuses et laïcs « en quête de radicalité évangélique et proposant une voie mystique originale ». C’est là aussi qu’il apprend à connaître l’œuvre de Hildegarde von Bingen, à laquelle il fait référence dans son sermon « Pour la fête de la Dédicace », et sans doute aussi « Das fliessende Licht der Gottheit » de Mechthilde de Magdebourg. Tauler revient à Strasbourg, se rend à Paris, rencontre à Grönendal le mystique Ruysbroeck. Il meurt en 1361 au convent Saint-Nicolas aux Ondes. De Jean Tauler nous avons 81 sermons, écrits de sa main en langue populaire, et quelques œuvres apocryphes, qui sont sans doute de Rulman Merswin, notable bancier strasbourgeois et un des plus fervents disciple. Si Eckhart amène son auditeur à « devenir par grâce ce que Dieu est par nature », Tauler propose plutôt une purification morale basée sur l’expérience et centrée sur l’humanité du Christ. En cela il annonce l’Imitation de Jésus et la devotio moderna. Dans ses sermons, il met l’accent sur la connaissance de soi, la conscience des limites, la suite du Christ, et surtout les étapes dans le cheminement spirituel, s’adressant aussi bien au commençant, qu’au progressant et au parfait. Une des métaphores récurrentes pour parler de Dieu est l’abîme qui indique bien la différence radicale entre Dieu et les hommes, pourtant appelés à la déiformité, qui est union à Dieu. Tous ces thèmes apparaissent dans les extraits des sermons que Marie-Anne Vannier introduit en les situant dans la biographie du mystique et dans l’ensemble de sa doctrine. Le sermon 68 qui se réfère à une vision de Hildegarde von Bingen est illustré par la page du Scivias qui la représente.

Henri Suso

La troisième partie de l’Anthologie concerne Henri Suso. Né en 1295, à Constance ou Überlingen, il est confié dès l’âge de 13 ans aux dominicains. Il fait des études à Constance, Strasbourg et Cologne. Comme Tauler, fervent disciple d’Eckhart, il est dénoncé au temps du procès de celui-ci et en 1330 son Livre de la Vérité est mis en cause. Suso mène dès lors une vie retirée dans une rude ascèse. Pendant les cinq années d’exil des dominicains restés fidèles au pape, Henri Suso fait la connaissance d’Elsbeth Stagel qu’il considère comme sa « fille spirituelle ». Il meurt à Ulm en 1366, après avoir vécu une vie « entièrement donnée au service de Dieu et des autres ». Le pape Grégoire XVI le béatifie en 1831. Dans un premier texte que Marie-Anne Vannier a choisi pour son Anthologie, Henri Suso parle de son hésitation à publier l’Exemplar dans lequel il avait copié et corrigé ses quatre écrits : sa Vie, Le Livre de la Sagesse éternelle, le Livre de la Vérité et le Petit livre des lettres. Demandant conseil à maître Barthélemy, celui-ci pense que cet ensemble est « une douce amande cachée tirée des saints textes », mais meurt avant de donner une réponse quant à la publication. Lors d’une apparition il révèle à Suso que « la volonté de Dieu était que ce livre fût communiqué à toutes les personnes de bien qui le désiraient avec une intention droite et un désir ardent ». Les autres extraits développent la spiritualité de l’amour de Dieu qui passe par la Passion. Suso illustrait souvent ses explicitations par des images en accord avec la conception de la dialectique eckhardienne de dépassement de l’image, introduisant à la vie trinitaire. Dans un texte imagé Henri Suso raconte comment il voit la recherche de la vérité en son temps. Enfermés dans une grande sphère d’or, les scientifiques, occupant une des deux demeures de cette sphère, travaillent dans une très forte chaleur et « se rafraîchissent d’une boisson douce, qui pourtant n’étanche pas pleinement la soif, mais qui, engendrant l’aridité, fait avoir de plus en plus soif ». Suso en boit, mais il en a la nausée et s’aventure alors dans l’autre demeure, celles des théologiens étudiants et docteurs. Il y est confronté à trois manières d’étudier la Sainte Ecriture : ceux qui l’étudient de manière charnelle ne cherchent pas la louange de Dieu, mais à se promouvoir eux-mêmes; la manière animale cherche certes le nécessaire au salut, mais néglige d’ambitionner de meilleures grâces ; enfin ceux qui s’adonnent de manière spirituelle à l’Ecriture sainte tendent vers la perfection, remplissent leur cœur de la divine Sagesse, progressent dans l’amour du Souverain Bien et dirigent eux-mêmes et les autres par la Sainte Ecriture vers la fin due. Et Suso de conclure : « Laissant de côté les autres, le disciple désirait donc demeurer avec ceux-ci et se porter tout entier à l’étude de cette vraie et suprême philosophie. »

 

En plus des seize pages iconographiques qui présentent en couleurs des documents concernant la vie et l’œuvre des trois mystiques rhénans en rapport avec les textes de cette très belle et instructive Anthologie, on trouve aussi une partie bibliographique qui signale des publications en français et en allemand pour la mystique rhénane en général et pour chacun des trois mystiques en particulier. Y figurent tous les travaux récents qui ont contribué à mieux faire connaître ce courant de pensée et de vie chrétienne que l’on dit à juste titre être le sommet de la mystique occidentale.

P. Jean-Jacques Flammang SCJ

 



[1] Marie-Anne Vannier : Les mystiques rhénans. Eckhart, Tauler, Suso. Anthologie (L’Apogée de la théologie mystique de l’Eglise d’Occident. Sous la direction de Marie-Anne Vannier, Walter Euler, Klaus Reinhardt et Harald Schwaetzer). Paris, Cerf, 2010, 271 pages. ISBN :978-2-204-09448-1.

[2] Marie-Anne Vannier est professeur à l’Université de Metz et spécialiste en théologie mystique. Parmi ses nombreuses publications sur saint Augustin, les Pères de l’Eglise et les mystiques rhénans, retenons les Actes des congrès qu’elle organise régulièrement sur les mystiques rhénans : La Naissance de Dieu dans l’âme chez Eckhart et Nicolas de Cuse (2006), La Prédication et l’Eglise chez Eckhart et Nicolas de Cuse (2008), La Trinité chez Eckhart et Nicolas de Cuse (2009), La Création chez Eckhart et Nicolas de Cuse (2010). Ces livres sont publiés dans la collection « Patrimoines christianisme » aux Editions du Cerf à Paris.

[3] Marie-Anne Vannier a publié une étude plus développée sur la question dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques 94 (2010), p. 39-59, sous le titre « L’actualité de Maître Eckhart ».

[4] Cf. par exemple le récent ouvrage de Kurt Flasch : Meister Eckhart. Philosoph des Christentums. München, Beck Verlag, 2010, 365 pages. ISBN : 987-3-406-60022-7.

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