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Richard Kearney

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Richard Kearney

A propos du nouveau livre de Richard Kearney

L’insondable énigme de l’altérité

Retour de Dieu après sa disparition

Le nouveau livre « Anatheism » de Richard Kearney, professeur de philosophie au Boston College et à l’université de Dublin, vient d’être traduit en français sous le titre : « Dieu est mort, vive Dieu. Une nouvelle idée du sacré pour le IIIe millénaire : l’anathéisme »[1].

« Ana-theos, Dieu après Dieu. Ana-théisme : un nouveau mot pour une quête renouvelée et une nouvelle façon de sonder les choses que nous tenons comme sacrées sans pouvoir jamais les comprendre ni les prouver totalement. … En bref, une nouvelle façon de revenir à un Dieu au-delà ou en dessous du Dieu que nous pensions posséder. »[2]

Posséder n’est pas une authentique relation à Dieu, même si de par le passé, et trop souvent encore de nos jours, on continue à se référer à Dieu sous le mode de la possession, soit que l’on refuse à Dieu l’existence, comme le fait l’athéisme vulgaire, soit que l’on prescrit à Dieu ce qu’il doit être ou faire, comme le font des courants religieux fondamentalistes de tout genre.

A l’aube du IIIe millénaire, une troisième voix après le théisme dogmatique et l’athéisme fondamentaliste commence à se faire (ré)entendre : loin des certitudes inébranlables, cette autre voix reparle de Dieu après sa disparition. Ouverte à l’hospitalité, elle se remet à l’écoute de l’Etranger qui continue à se présenter à nous, comme jadis à Abraham sous le chêne Mambré ou à Jacob alors qu’il passait le Yabboq, ou encore aux disciples de Jésus cheminant vers Emmaüs, ou à Mahomet dans la grotte.

Ceux qui empruntent de nos jours la voie de l’anathéisme, peuvent redécouvrir la sainteté dans la chair de l’existence ordinaire, à condition de reconnaître ne pratiquement rien savoir de Dieu.

Anathéisme à travers les siècles

L’histoire occidentale est parsemée de moments d’anathéisme : en philosophie, à commencer par Socrate qui sait qu’il ne sait rien, en passant par les Confessions de saint Augustin qui s’interroge sur le sens de la recherche, pour venir à la « docte ignorance » de Nicolas de Cuse, à « l’incertitude objective » de Kierkegaard ou à l’« époché » de Husserl qui met entre parenthèse les préjugés  de l’« attitude naturelle ». La prise de conscience de ne (plus) rien savoir a régulièrement ouvert des champs de connaissances sacrées, pensons à Kant qui a dû limiter le savoir scientifique pour laisser de la place à la foi ou encore à Wittgenstein qui termine son Tractatus de science fondamentale par sa fameuse septième proposition : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. »

Parallèlement à ces courants philosophiques, il y a l’autre racine de la sagesse occidentale, les Ecritures saintes et leurs mystiques : Moïse devant le buisson ardent, le oui de Marie à l’Annonciation, la réponse du Prophète Mahomet, la prière de Maître Eckhart qui alla jusqu’à demander à Dieu de le « débarrasser de Dieu »…

Autant de moments d’anathéisme confirmés et repris par l’art et la littérature occidentaux comme la tragédie grecque, la poésie romantique et la fiction moderniste de Joyce, Proust ou Woolf par exemple, écrivains  auxquels Kearney consacre le cinquième chapitre de son livre inspirant pour une nouvelle approche de la religion, du sacré et de la connaissance humaine en général.

Le philosophe et la question de Dieu

Né en Irlande, Richard Kearney reçoit auprès des moines de l’abbaye de Glenstal une éducation catholique ouverte à l’œcuménisme et au dialogue des religions, avant d’aller à Paris pour reprendre, dans une « société radicalement sécularisée », la question de Dieu, en étudiant la philosophie chez le protestant Paul Ricœur et le juif Emmanuel Levinas.

En contact avec l’existentialisme athée, la phénoménologie, le poststructuralisme et la déconstruction de Derrida, Kearney rencontre aussi l’islam, et plus tard le bouddhisme et l’hindouisme.

Initié dans son île natale au milieu des haines interreligieuses et politiques à la rencontre et au dialogue avec l’autre, Richard Kearney opte dans son travail philosophique pour ce qu’il nomme « l’hospitalité interspirituelle », étant convaincu que l’engagement spirituel est un des antidotes les plus efficaces contre la perversion de la religion.

Si le christianisme lui apparaît comme une des religions les plus agressives du monde, il le conçoit aussi comme une des plus hospitalières ;  ce qui fait qu’il reste chrétien.  L’anathéisme n’a en fait rien d’une de ces nouvelles religions qui viendrait porter à l’humanité sa maturation après une religion primitive et une critique séculière. Richard Kearney n’approuve pas non plus les interprétations hégéliennes ou comtiennes qui voient la religion comme un stade dépassé d’une évolution générale. De même, il est loin de ces spiritualités New Age qui se vantent être des compositions postmodernes à partir des « meilleurs » ingrédients de toutes les traditions de sagesse.

A chacun plutôt d’approfondir la spiritualité de sa propre tradition pour revenir ainsi à un nouveau sentiment du sacré : « Dieu doit mourir pour que Dieu puisse renaître ».

La foi de l’anathéiste retient que « nul ne possède le savoir absolu sur les absolus »[3]. L’erreur des fondamentalistes, tant théistes qu’athées, est de refuser la complexité herméneutique des affirmations de vérité. Ce qui fait que le créationnisme biblique qui prétend que Dieu a créé le monde en six jours est une erreur aussi grave que celle de ces scientifiques qui à partir de leurs découvertes nient l’existence de Dieu.

Le sacré et le séculier

La pensée anathéiste évite de mettre dans le même sac toutes les croyances spirituelles. Ce n’est pas du relativisme dont nous avons besoin, mais du relationnalisme. Il s’agit de vivre le sacré en relation avec la pluralité des perspectives, et le sacré ainsi vécu, loin de s’opposer à la démocratie, en est plutôt le garant.

Pour séculariser le sacré et sacraliser le séculier, l’homme doit faire revenir le sacré dans le corps du temps où les êtres vivants agissent et souffrent, en rappelant aux démocraties libérales qu’il y a toujours des étrangers négligés non pas seulement à leurs portes, mais en leur sein même.

Ce qui fait dire Richard Kearney qu’une démocratie dans laquelle les religions exercent une influence est une démocratie plus pluraliste qu’un modèle étroitement libéral séculariste qui préfère bannir complètement les voix religieuses de la sphère publique.

Dieu qui interpelle

« L’anathéisme est une liberté de croyance qui précède le choix entre théisme et athéisme autant qu’il lui fait suite. Le choix de la foi n’est jamais fait définitivement. Il a besoin d’être répété encore et toujours – chaque fois que nous parlons au nom de Dieu ou que nous demandons à Dieu pourquoi il nous a abandonnés. L’anathéisme rejoue le drame de la décision chaque fois que les humains rencontrent l’étranger qui, comme la statue de Rilke, murmure : « Tu dois changer ta vie ! » Et chaque instant est un portail à travers lequel cet étranger peut entrer. »[4]

Remarquons que Peter Sloterdijk a pris le vers de Rilke comme titre et thème d’un de ces nombreux écrits. En relisant la religion comme exercice de transformation de l’homme, il s’attarde comme Richard Kearney aux conséquences de la « mort de Dieu », mais de façon plus traditionnelle : pour lui un retour de Dieu après sa disparition ne semble pas se dessiner à l’horizon. Dans une récente publication au titre évocateur « Scheintod im Denken »[5], le philosophe allemand signale plusieurs assassins de « l’observateur neutre » qui en fait sont les responsables de la mort de  Dieu : Marx y figure, mais non Franz von Baader, Nietzsche, mais non de Lubac, Georg Lukacs mais non Paul Claudel, Martin Heidegger mais non Edith Stein, Jean-Paul Sartre mais non Gabriel Marcel, Thomas Kuhn, mais non Jean Ladrière, Judith Butler mais non Jean-Paul II, Antonio Damasio, mais non Franz von Kutschera.

A partir de tous ces penseurs non signalés pourrait s’écrire une autre histoire de cette prétendue mort de Dieu, une histoire plus attentive à cet Autre qui continue à interpeller pour une redécouverte du sacré dans le séculier du IIIe millénaire. De cette autre histoire, « Dieu est mort, vive Dieu » de Richard Kearney pourraient être en quelque sorte les prolégomènes.

P. Jean-Jacques Flammang SCJ

 

 


[1] Richard Kearney : Dieu est mort, vive Dieu. Une nouvelle idée du sacré pour le IIIe millénaire : l’anathéisme. Traduit de l’anglais (Irlande) par Sylvie Taussig. Préface de Frédéric Lenoir. NiL éditions, Paris, 2011, 362 pages. ISBN 978-2-84111-507-5.

[2] ibid., p.35-36.

[3] ibid., p. 322.

[4] ibid., p.58-59

[5] Peter Sloterdijk : Scheintod im Denken. Von Philosophie und Wissenschaft als Übung. Unseld Lecture Tübingen 2009, Suhrkamp, Berlin, 2010, 146 Seiten. ISBN 978-3-51826-028-9.

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