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Le nouveau livre de Robert Theis: La raison et son Dieu

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Le nouveau livre de Robert Theis: La raison et son Dieu

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Article paru dans la Warte du 14 juin 2012


A propos du nouveau livre de Robert Theis : « La raison et son Dieu »

 

« Es ist ein Gott »

Dieu dans la philosophie de Kant

 

 

« Gott ist doch kein wahn ». Cette affirmation, tirée des Reflexionen de Kant, est mise en exergue du nouveau livre que vient de publier Robert Theis sur la théologie kantienne[1]. Eminent connaisseur et interprète intelligent du philosophe de Königsberg, Robert Theis[2], professeur émérite de l’Université du Luxembourg, propose sur quelque 300 pages une relecture éclairante de l’ensemble des écrits théoriques de Kant, en interrogeant son questionnement sur Dieu, constant, des premiers écrits de jeunesse, aux grandes Critiques, jusque dans l’œuvre tardive et posthume.

Kant n’a jamais cessé de poser la question de Dieu. Et Robert Theis montre comment dans le système kantien la théologie comme discours sur Dieu, son existence et son concept ne perd jamais sa fonction fondatrice, même si le statut épistémique de Dieu est soumis à d’importantes transformations, en fonction de l’évolution de sa pensée et des réaménagements au niveau de la métaphysique qui s’ensuivent.    

L’étude de Robert Theis est divisée en quatre grandes parties montrant bien l’évolution que Kant a faite, sans pour autant tomber dans un défaut fréquemment rencontré dans ce genre de recherche qui consiste à voir déjà dans le premier Kant in nuce ce qui ne sera développé par lui que plus tard. Plus compréhensif, Robert Theis, tout en montrant la continuité dans la problématique abordée, présente les différentes parties dans leur authentique spécificité respective.

Quatre grands chapitres donc : la théologie du jeune Kant ; l’élaboration de la théologie criticiste ; la théologie une fois les grandes Critiques rédigées et, pour clore cette étude magistrale, la théologie tardive de Kant. Un excursus est consacré à la théologie d’après les cours de métaphysique de la seconde moitié des années 1770, un autre sur celle des Leçons kantiennes des années 80 et 90.   

Une première lecture de la Critique de la raison pure pourrait laisser apparaître Kant comme le grand destructeur du discours théologique. Mendelssohn ne parle-t-il pas de l’ « Alleszermalmer » et Heine dans son Idéologie allemande n’affirme-t-il pas que Kant aurait tué Dieu par sa Critique théorique, mais accablé par la grande tristesse de son fidèle serviteur Lampe, se serait laisser attendrir et aurait ressuscité Dieu par cette baguette magique qu’est sa Critique de la raison pratique ?

Robert Theis ne se réfère pas à tels commentaires, mais se met plutôt à lire et à commenter les textes mêmes du « plus grand philosophe du XVIIIe siècle, non seulement en Allemagne mais dans tout le monde occidental »[3].

On croit savoir que Kant critique d’abord les preuves de l’existence de Dieu à tel point qu’une théologie philosophique dans sa version spéculative devient impossible. Contrairement à ses écrits de jeunesse où Dieu comme omnisuffisant fondement de la réalité est encore pensé en termes d’existence, Kant affirme de fait, par sa Critique de la raison pure, que la raison humaine ne peut pas connaître l’absolument nécessaire, car une théologie qui prétendrait à une telle connaissance devrait soumettre cet absolument nécessaire aux conditions de l’entendement humain.

Cet aspect de la Critique kantienne n’est pas seulement négatif, car il fait aussi ressortir que l’absolument nécessaire résiste aux emprises de la raison humaine. Ainsi la critique de l’argument ontologique, basée sur cette affirmation centrale que « l’être n’est pas un prédicat », rappelle-t-elle cette vérité positive que la raison humaine ne peut pas se placer au-dessus de l’être et que le fini ne peut pas contenir l’infini, même s’il est habité par lui. 

Si pour le Kant de la période critique, la théologie devient ainsi un discours sur ce qui « de Dieu se trouve dans la nature humaine », Dieu ne se réduit pas pour autant à cela.  Le discours théologique oriente plutôt vers ce que – du point de vue systématique – la philosophie exige, à savoir un fondement unique pour l’unité du réel, fondement auquel correspond le concept théiste de l’être suprême.

C’est dire que même après son tournant critique, le système kantien n’abandonne pas le discours théologique qui garde sa fonction fondatrice et exerce aussi une tâche cathartique en ce sens qu’il évite « toute réduction de la transcendance, inconnaissable, à la finitude humaine », c’est-à-dire en dernière analyse tout anthropomorphisme : « le Dieu de la raison n’est pas Dieu, mais il signifie son indispensabilité pour la raison ».

Encore objet de connaissance dans la théologie du jeune Kant, l’existence de Dieu devient ultérieurement objet de foi. Il n’est plus nécessaire de démontrer l’existence de Dieu, mais il reste nécessaire que l’on soit convaincu de son existence : la pensée de Dieu est en même temps la foi en lui. On connaît la fameuse résolution de Kant dans la Préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure : « Ich musste also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen ». Et « aufheben » signifie bien ici « mettre de côté, annuler ».

Mais il y a plus. Dans ses écrits de jeunesse, Kant pouvait encore établir une preuve théorique pour l’affirmation « Il y a un Dieu ». Cette affirmation reste valable pour les écrits critiques jusque dans l’œuvre posthume, mais au fil de son évolution Kant la comprend différemment.   

De fait à partir de la période critique, « Il y a un Dieu » ne porte plus sur un être extérieur à la pensée, car toute preuve directe de l’existence de Dieu s’avère  désormais contradictoire. Il ne lui reste qu’une preuve indirecte, d’un point de vue pratique : la connaissance de nos devoirs comme de commandements divins, connaissance authentifiée et mandatée comme principe de la raison pratique.

Est-ce à dire que l’affirmation « Il y a un Dieu » ne serait qu’une abréviation de cette autre affirmation « Il y a un Dieu dans l’âme de l’homme » ou encore « Il y a un Dieu, car il y a un impératif catégorique » ?

Une telle réduction de Dieu au « Dieu en nous », si elle est présente chez Kant, ne dit pas le tout de sa pensée théologique. Comme le remarque à juste titre Robert Theis, celle-ci « est traversée par une tension entre une tendance consistant à identifier purement et simplement la raison pratique à Dieu (la raison est son Dieu) et par l’idée d’un Dieu qui serait présent dans la raison sur le mode d’une trace, comme l’autre dans le même – l’impératif catégorique comme symbole de la « présence de la divinité en l’homme ». »

 Cette citation peut jeter une lumière sur le titre du livre : La raison et son Dieu. Dans son interprétation de la théologie kantienne, Robert Theis se garde d’éliminer la tension mentionnée ci-dessus et refuse de confirmer simplement que « la raison est son Dieu » comme le font ceux qui repèrent un athéisme philosophique dans la théologie de l’œuvre tardive et posthume de Kant. La raison n’est pas son Dieu, même si entre la raison et son Dieu il y a de ces rapports qui donnent à penser.

Au début de son itinéraire, Kant faisait encore une recherche sur l’existence de Dieu et sur son concept pour assurer un fondement absolu dans l’ordre de l’être (ontologie) et dans celui de la nature (cosmologie). Il avait encore cette conception d’une raison capable d’arriver à des connaissances absolues comme celle de l’existence d’un être nécessaire.

Dans sa période critique où changeant d’optique il étudie les conditions de possibilité de l’exploration de l’être, Kant n’abandonne pas pour autant la question du fondement et ne quitte donc pas non plus le discours théologique. La réflexion transcendantale, qui analyse la raison quant à ses compétences synthétiques a priori, ne comprend la raison que si elle la comprend comme source de principes inconditionnés.

Mais pensant ainsi en direction du fondement, Kant découvre que la pensée humaine n’a jamais atteint autre chose que soi-même et donc atteste par là même sa finité. Quant à Dieu, il demeure transcendant par rapport aux principes qui le signifient, et en conséquence l’expérience du monde qui se constitue à partir de ces principes n’est pas le dernier mot quand il est question de sens.

 L’affirmation « il y a un Dieu » n’est pas une simple issue à l’impasse dogmatique en matière de connaissance du suprasensible. Dieu n’est pas non plus le simple Dieu-postulat de la raison pratique, mais dans l’absolu de l’impératif catégorique se manifeste l’absolu divin comme personne.    

Ainsi pour répondre à la question « Y a-t-il un Dieu ? », il faut avec la théologie tardive de Kant chercher au noyau même qui fonde la pratique, à savoir la loi morale. Elle est ce fil conducteur vers le concept de Dieu comme personne qu’elle manifeste. Et la théologie transcendantale, achèvement de la philosophie transcendantale, culmine ainsi dans une espèce d’argument ontologique pratique.

De fait, à toutes les étapes de son évolution philosophique, Kant avait essayé de penser le concept complet de Dieu. Aurait-il réussi, alors par l’argument ontologique il aurait pu déduire validement de ce concept l’existence de Dieu. Mais une complète détermination du concept de Dieu est en définitive irréalisable pour la pensée humaine, même si elle reste pour Kant une tâche toujours nécessaire. 

Cette dernière affirmation, fondamentale pour le système kantien et la philosophie moderne en général qui a conscience de la « finité de la pensée humaine », ne nous paraît correcte que dans la mesure où on ne tient pas compte du fait que Dieu se donne lui-même à connaître. Dieu comme Différence fondamentale est de fait amoureuse prévenance pour l’homme, sans quoi l’homme ne pourrait avoir pour son concept de Dieu d’objet adéquat. Mais si Dieu se donne Lui-même à l’homme qui le cherche, tout change. Ceci dépasse l’objectif que s’est fixé la présente étude, tout en montrant néanmoins les limites des approches modernes qui par leurs constructions théoriques autour de la finitude immanentiste gardent en fin de compte la Vérité captive.[4]

Par contre, Robert Theis insiste que selon Kant la loi morale constitue bien la trace de Dieu. C’est à travers la présence de l’homme dans le monde, sous la forme de son agir en conformité avec la loi morale, que « Dieu s’incarne en quelque sorte dans le monde parce qu’il y a, à travers la pratique morale, quelque chose d’inconditionné qui se réalise ».

C’est sans doute là le sens ultime de la destination de l’homme tel que Kant l’a entrevu, et qui donne alors à son affirmation Il y a un Dieu « une toute nouvelle signification».

Dans La raison et son Dieu, Robert Theis nous présente une remarquable étude de la place centrale qu’occupe la question de Dieu dans la philosophie kantienne. Le lecteur qui fera l’effort pour suivre l’analyse minutieuse et l’interprétation argumentée de cette étude ne tardera pas à constater qu’au-delà de son intérêt historique incontestable la philosophie de Kant reste, même pour l’homme d’aujourd’hui, un guide exigeant et fiable pour toute interrogation sur Dieu qui ne cesse d’interpeller la raison et notre être.

                                   

                                                P. Jean-Jacques Flammang scj  

 

 


[1] Robert Theis : La raison et son Dieu. Etude sur la théologie kantienne (Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie. Nouvelle Série). Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2012, 318 pages. ISBN 978-2711-62403-4.

[2] Parmi les nombreuses publications de Robert Theis sur la philosophie moderne, notons Le discours dédoublé. Philosophie et théologie dans la pensée du jeune Hegel, Paris 1978, 249 pages ; Approches de la Critique de la Raison Pure. Etudes sur la philosophie théorique de Kant (Studien und Materialien zur Geschichte der Philosophie, hrsg. von G. Funke und R. Malter, Band 31), Hildesheim 1991 ; et l’imposante étude Gott. Untersuchungen zur Entwicklung des theologischen Diskurses in Kants Schriften bis hin zum Erscheinen der Kritik der reinen Vernunft (Forschungen und Materialien zur deutschen Aufklärung, Abt. II, Band 8), Stuttgart/Bad Cannstatt 1994. Signalons aussi que Robert Theis est le co-directeur des œuvres de Christian Wolff, Gesammelte Werke, chez Georg Olms, Hildesheim.  

[3] Appréciation d’Emilio Brito, un autre éminent spécialiste de la philosophie moderne. In Emilio Brito : Philosophie moderne et christianisme, Leuven-Paris-Walpole, MA, Peeters, 2010, 1514 pages. ISBN : 978-9042-9256-6 ; p. 398.

[4] Pour développer ce point il faudrait entamer un dialogue avec le génial interprète de l’ensemble de l’histoire de la philosophie qu’est Maxence Caron. Il présente un « système nouveau de la philosophie et de son histoire passée, présente et à venir » dans : Maxence Caron, La Vérité captive De la philosophie, Paris, Le Cerf, 2009, 1120 pages. ISBN 978-2-204-09003-2. Autre aspect de la philosophie contemporaine allant au-delà des limites que s’est imposées la philosophie moderne : alors que pendant la deuxième moitié du XXe siècle la philosophique était plutôt marquée par un athéisme raisonné, la théologie naturelle refait ces dernières décennies d’importantes avancées par ses recherches sur le théisme appuyées sur les études logiques, les récentes découvertes scientifiques et leurs interprétations. Pour un aperçu de ces nouvelles tendances : The Blackwell Companion to Natural Theology, edited by William Lane Craig and J.P. Moreland. Oxford, Blackwell Publishing Ltd, 2012, 683 pages. ISBN 978-1-444-35085-2.    

 

 

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