Home / Publications / Jean-Jacques Flammang / Pour le 300e anniversaire de la mort de Leibniz

Pour le 300e anniversaire de la mort de Leibniz

Taille de la police: Decrease font Enlarge font
Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716)

Pour le 300e anniversaire de la mort de Leibniz (1646-1716)

 

Déconfessionnalisation et paix durable

L’actualité de la philosophie intégratrice de Leibniz

 

Le 14 novembre 1716 est décédé à Hanovre, à l’âge de 70 ans, Gottfried Wilhelm Leibniz, un des penseurs les plus importants de l’histoire de la philosophie postmédiévale et « une des têtes les plus fortes de tous les temps[1] ». Rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Pour toutes les matières qu’il aborde, il contribue de façon originale à leur développement : refondation du droit pour une jurisprudence simplifiée et plus efficace ; invention et développement du calcul infinitésimal ; création de nouveaux formalismes et algorithmes pour faciliter le raisonnement logique ; invention du système binaire aujourd’hui à la base de toute l’informatique ; construction d’une machine à calculer pouvant faire les opérations arithmétiques de base ; conception originale d’une théorie de la relativité du temps et de l’espace avant Einstein ; création d’une nouvelle dynamique pour compléter ce qui manquait à la mécanique galiléenne et cartésienne afin de fonder une véritable science des corps et initier aussi une science des organismes et de la vie ; reprise de vérités métaphysiques anciennes et chrétiennes dans un contexte moderne qui avait tendance à les oublier ; conseils politiques et stratégiques pour cesser ou éviter les guerres meurtrières entre pays chrétiens ; contacts innombrables en vue de l’unification des différentes Eglises protestantes pour mieux travailler à celle de toutes les Eglises chrétiennes ; déchiffrage et traduction de textes chinois pour soutenir l’annonce de l’Evangile en Chine que les missionnaires jésuites avaient entreprise ; élaboration d’une nouvelle métaphysique, entre Kant et Hegel, pour accentuer la liberté humaine tout en gardant un rapport avec Dieu, unique substance infinie, créateur des monades, substances simples sans fenêtre, mais en harmonie entre elles dans le meilleur des mondes possibles…

Son abondante correspondance avec les grands de son temps ainsi que les nombreux voyages à travers l’Allemagne, la France, l’Angleterre, les Pays Bas, l’Autriche, l’Italie… en vue de proposer ses plans de paix et de développement, témoignent d’une inépuisable énergie, d’une intelligence exceptionnelle et avant tout de son désir constant de construire la paix pour mieux servir Dieu et les hommes.[2]

Aux temps modernes, la pensée avait abandonné la grande synthèse médiévale de saint Thomas d’Aquin pour recommencer autrement le travail philosophique. Descartes a ainsi pu surmonter le scepticisme dans lequel tendait de sombrer le 16e siècle, mais pour ce faire, il devait focaliser son attention non plus sur l’être comme tel et dans sa totalité, mais bien sur la subjectivité : Je pense, donc je suis. La source de la connaissance véritable n’est pour lui que la pensée, la raison.

Une certaine présentation de la philosophie moderne oppose le rationalisme d’un Descartes, Spinoza, Malebranche… à l’empirisme d’un Locke, Berkeley, Hume… afin de mieux présenter les mérites d’un Kant qui surmonte ces deux courants quasi inconciliables. Mais à quel prix ! Le savoir, le vrai, ne concerne plus l’être en soi, mais se réduit désormais à ce que nous, humains, nous constituons nous-mêmes à partir du donné sensible que nous recevons. La connaissance telle que Kant la conçoit garde donc bien cet élément rationnel du sujet pensant si cher aux rationalistes ; elle s’exerce aussi sur le donné sensible des empiristes sans lequel toute connaissance resterait vide ; mais elle ne concerne que les phénomènes qui apparaissent au sujet, et non plus la chose en soi, l’être comme tel et dans sa totalité.   

Leibniz emprunte une autre voie. Dès son plus jeune âge, il lit, dans la bibliothèque de son père, les auteurs antiques, apprend le grec par lui-même, s’initie à la géométrie et à d’autres sciences. A l’université de Leipzig il étudie le droit et entre en contact, par son maître Thomasius, avec la riche tradition scolastique, déjà à l’époque méprisée ou ignorée par beaucoup. Les auteurs modernes, Leibniz les lit et les apprécie. Il les rencontre aussi, à Paris où son premier employeur, l’Electeur de Mayence, l’avait envoyé en 1672 pour une mission diplomatique pour le moins curieuse : convaincre le roi Louis XIV d’envahir l’Egypte afin que les armées de France se retirent des Pays-Bas et de l’Allemagne et que cessent les guerres affreuses entre ces pays voisins. En attendant d’être reçu par l’administration royale, Leibniz entre en contact, à Paris et puis à Londres, avec les brillants esprits de l’époque : Arnauld, Malebranche, le Père de la Chaise, Nicole Roannez, la sœur de Pascal, le cartésien Huet, les correspondants de Spinoza Oldenbourg et Tschirnhaus, le physicien Huygens et les membres de la Royal Society… Leibniz leur parle de sa nouvelle dynamique, de sa machine à calculer, de philosophie, de droit, de diplomatique et de politique, et tous finissent par reconnaître en ce jeune allemand un des plus éminents intellectuels de l’époque.

Fort de sa culture antique et médiévale, bien informé des sciences modernes au développement desquelles il contribue efficacement, désireux de rendre service à cette Europe déchirée par des guerres continuelles, Leibniz n’oublie pas les vérités scolastiques, surtout celles obtenues en étudiant non seulement la causalité des choses, mais aussi la finalité du monde. L’univers n’est pas seulement le passé analysé par la mécanique de la science moderne pour prévoir l’avenir ; il a aussi une fin, et la connaissance de celle-ci, par les causes finales, influence et oriente notre compréhension du tout. Leibniz, le dernier esprit vraiment universel selon certains historiens, plaide ainsi pour une philosophie intégratrice articulant les résultats des sciences modernes et ceux de la traditionnelle métaphysique chrétienne, elle-même intégratrice de l’essentiel des philosophies antiques et de l’Evangile que Dieu a donné à l’humanité par le Christ.

Il n’est pas exagéré d’affirmer que Dieu et l’Evangile prennent une place importante dans la vie, la science et l’engagement diplomatique de Leibniz. Tous ses efforts vont dans le sens d’une déconfessionnalisation de l’Europe et d’un dialogue avec les anciennes cultures asiatiques. Il sait combien le continent européen a souffert d’une modernité départagée entre différentes confessions religieuses, toutes soumises elles-mêmes aux puissants, en guerre pour un pouvoir politique absolu, finalement sans Dieu.

Le remède que le philosophe, théologien et diplomate propose pour cette situation désastreuse, c’est le bon usage de la raison, une raison moderne certes, mais non exclusivement déterminée par le mécanisme éliminant toute finalité et toute liberté de la compréhension de l’univers. 

Dans ses nombreux écrits - beaucoup restent encore inédits -, le philosophe de l’harmonie reprend les grands thèmes métaphysiques : l’union de l’âme et du corps, le finalisme dans la nature, la relation entre foi et raison, et, ne pas oublier, l’éternelle question du mal. Pour se faire une idée, on n’a qu’à lire les Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710), le Discours métaphysique (1686), le Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695), ou encore la Monadologie (1714) ou les Principes de la nature et de la grâce fondés en raison (1714).

Les thèmes abordés dans ces textes classiques sont encore repris de nos jours par la réflexion philosophique et scientifique. La nature de l’esprit, Markus Gabriel par exemple l’aborde dans son livre inspirant « Ich ist nicht Gehirn » où il dénonce la « neuromanie » actuelle qui veut réduire l’esprit au cerveau. La question de l’émergence, ce même philosophe la traite sous le vocable quelque peu moqueur de « darwinitis », maladie omniprésente de nos jours qui veut tout expliquer par l’évolutionnisme de Darwin, même l’apparition de l’esprit dans la nature. Les relations entre foi et raison restent un des thèmes les plus traités tant par les philosophes que par les scientifiques de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Quant à la question du mal, elle ne disparaît jamais et continue à livrer, aujourd’hui comme jadis, des arguments forts contre l’existence de Dieu.

Pour démontrer celle-ci, Leibniz relie les arguments a priori (à partir de la notion même de Dieu, être parfait) et a posteriori (à partir de la création contingente) afin de montrer qu’un Dieu créateur n’entraine ni la nécessité du monde, comme le pensent les Spinozistes, ni un Dieu créant de toute pièce les vérités nécessaires, comme le pensent les Cartésiens. Pour Leibniz, Dieu est lié aux vérités nécessaires, vu qu’il ne peut créer qu’un monde possible non contradictoire. Mais il reste libre et peut choisir parmi les mondes possibles afin de créer, selon sa bonté, le meilleur d’entre eux. Pour s’en rendre compte, la révélation divine n’est pas indispensable, le bon usage de la raison suffit.

Leibniz développe ainsi toute une nouvelle métaphysique qui pourrait faciliter le dialogue entre les différentes Eglises et contribuer à une meilleure entente, nécessaire pour établir une paix durable. Le philosophe ne cesse d’œuvrer en ce sens : multiples voyages, correspondance infatigable, rencontres pas toujours faciles, accords établis laborieusement, déceptions à assumer…

De confession protestante, Leibniz n’envisage jamais de convertir au catholicisme alors qu’il aurait pu bénéficier de pas mal d’avantages, avoir un poste à Rome ou, vers la fin de sa vie, s’installer à Paris. Il reste convaincu qu’une fois sa théologie rationnelle comprise et admise, les différentes confessions ne feraient plus obstacle à l’unité des chrétiens et les conversions ne seraient plus nécessaires.

Aujourd’hui, 500 ans après cette confessionnalisation désastreuse de l’Europe que Luther et les réformateurs n’avaient certes pas voulu ainsi, mais qui s’est quand même faite par des guerres et des luttes monstrueuses, faussement appelées religieuses, il serait opportun de revenir sur les propositions de Leibniz d’il y a quelque 300 ans : convaincre par une théologie rationnelle l’Europe à minimiser l’importance de ses différences confessionnelles tout en gardant sa foi chrétienne.

Il ne manque certes pas de nos jours des propositions politiques voulant résoudre la question œcuménique et religieuse : de l’enfermement dans la sphère privée de tout ce qui concerne la foi jusqu’à la proclamation d’une unique religion d’Etat ; d’une laïcité ouverte favorisant une entente des différentes confessions et religions jusqu’à un laïcisme athée bannissant tout signe religieux de l’espace public ; des valeurs neutres que certains Etats à idéologie anti-théiste imposent à leurs sujets jusqu’au pluralisme relativiste d’une indifférence généralisée. Efficaces, ces solutions miracles ne le sont guère, ni pour les croyants, ni pour les non-croyants. Sans reprendre à nouveau frais la question de l’être et de la vérité sur Dieu, une politique de paix et de justice pour les différentes confessions, religions et opinions semble difficilement imaginable. Leibniz l’avait bien compris et œuvrait en ce sens par sa philosophie originale dont la dynamique pacifique et constructive reste encore à explorer et à développer.

Un aspect particulièrement intéressant de cette dynamique est le rapport qu’entretient Leibniz à la Chine et aux jésuites qui y œuvraient en tant que missionnaires. Il ne s’agit pas uniquement d’annoncer le Christ et son Evangile dans ces régions lointaines riches d’une culture millénaire, il s’agit aussi d’un échange de savoirs et de connaissances, d’un partage de philosophie et de théologie, propices à l’entente entre les cultures et la paix entre les hommes. Pour la réussite d'un tel dialogue, une bonne connaissance de l’autre ainsi que le désir de chercher en commun la vérité sur Dieu et le monde, indispensables, sont favorisés par la philosophie intégratrice que Leibniz n’a cessé d’élaborer. 

Après avoir rendu des services à l’Electorat de Mayence, le diplomate arrive, fin 1676, à la maison de Hanovre afin d’y exercer les fonctions de conseiller et de bibliothécaire. Leibniz occupe ce poste jusqu’à sa mort. C’est en partie grâce à ses recherches généalogiques, ses travaux historiques et ses engagements diplomatiques que l’Acte d’Etablissement de 1701 a pu être voté, garantissant la succession de la couronne d’Angleterre aux membres de la famille protestante de Hanovre. Selon cet Acte, le fils de la princesse Sophie, la grande amie de Leibniz, succède en 1714 à la reine Anne et devient le roi George Ier. Ce petit-fils de celui qui avait engagé Leibniz comme conseiller et bibliothécaire n’a pas voulu emmener avec lui en Angleterre celui qui avait pourtant rendu tant de services à la maison de Hanovre. Leibniz reste donc en Allemagne où il se sent de plus en plus seul. Il continue à travailler sur l’Histoire de la Maison de Brunswick, précise ses théories sur l’espace et le temps dans la fameuse correspondance avec Samuel Clarke, disciple de Newton, et reformule sa métaphysique. Il se demande s’il ne devait pas prendre domicile à Paris ou à Vienne, mais suite à un accès de goutte, il meurt, le 14 novembre 1716, à neuf heures du soir.

On célèbre, selon l’usage de l’époque, un mois après le décès, le 14 décembre, des funérailles en la Neustädter Hof- und Stadtkirche St. Johannis à Hanovre. C’est une cérémonie digne, présidée par l’aumônier principal de la Cour, mais aucune des autorités qu’il a si longtemps servies n’y assiste, à l’exception de Johann Georg Eckhart, son secrétaire, devenu entretemps son successeur comme bibliothécaire à la maison de Hanovre. Le cercueil est enterré dans le chœur de l’église, mais la tombe reste d’abord anonyme. Ce n’est que 50 ans plus tard qu’on y effectue l’inscription « Ossa Leibnitii ». Le grand esprit universaliste et l’humble serviteur de la paix n’avait voulu que cette inscription-là, car il savait bien que seuls ses ossements se trouveraient en terre, lui-même serait entré, selon sa foi profonde, « dans la Lumière divine, d’où sortent toutes les monades, dans le Royaume de l’Esprit et de la Grâce, dont il était déjà citoyen depuis longtemps. Et de la, il nous semble, il continue à œuvrer jusqu’à nos jours comme ce maître de l’humanité qu’il a toujours voulu être[3] ».

P. Jean-Jacques Flammang SCJ



[1] Yvon Belaval : Leibniz. Initiation à sa philosophie. p. 194.

[2] Les livres sur Leibniz sont innombrables. Récemment a paru dans la collection « Apprendre à philosopher » : Félix Gonzalez Romero : Leibniz. Dieu, qui est parfait, a créé le meilleur des mondes possibles. RBA, 2016.

[3] cf. Eike Christian Hirsch : Der berühmte Herr Leibniz. Eine Biographie, S. 626.

Découvrir notre nouveau site

Nos bibliothèques

Recherche