La guerre ne devait pas se terminer
sans réclamer encore une autre victime. Le 28 juin 1918,
à la contre-offensive Mangin, aurore de la victoire définitive,
Fr. Crépin tombait à quelques kilomètres de
Soissons. Sa conduite vraiment héroïque pendant cette
guerre et sa mort prématurée à 24 ans effaceront
certainement à jamais et substitueront dans nos curs
le souvenir des étourderies communes à l'adolescence.
Fr. Crépin était de S. Quentin. Il perdit fort jeune
sa mère, puis son père. Nouvelle excuse à ce
que sa formation première a pu avoir de défectueux
Il fit ses études au Manage, puis à Mons, son noviciat
et ses premiers vux, au Manage, sa philosophie à Louvain.
En 1913, sur le conseil de ses supérieurs, il devance l'appel
militaire et s'engage au 5° Dragons, à Compiègne.
Là, il est victime d'un terrible accident de cheval qui faillit
lui coûter la vie. Juste devant le château, sa monture
glisse sur le pavé. Fr. Crépin tombe sur la tête,
et est emporté sans connaissance à l'hôpital.
Heureusement il se rétablit vite.
L'esprit religieux de Fr. Crépin ne fit que se purifier et
s'accroître au milieu des difficultés et des périls
de la caserne. On sait combien sont longues et pénibles les
journées d'un jeune cavalier. Levé de grand matin,
hiver comme été, il n'est libre que le soir. Cela
n'empêchait pas Fr. Crépin de rester à jeun
des journées entières afin de faire la Sainte Communion.
C'est dans ces sentiments de générosité que
le trouva la guerre.
La confiance de ses chefs l'avait appelé aux fonctions de
secrétaire à l'Etat-Major. Embusqué, dans la
cavalerie: perspective séduisante pour beaucoup et dont bien
peu se laisseraient dépouiller sans regrets. Cet état
d'esprit était trop mesquin pour satisfaire une âme
surnaturelle comme la sienne. Dès 1916, en pleine bataille
de Verdun, spontanément, malgré les instances de ses
chefs qui ne peuvent se décider à le quitter, qui
font miroiter à ses yeux pour le retenir les galons d'argent
de sous-officier, il demande à passer dans l'arme obscure
et sacrifiée: l'infanterie.
Quel pouvait être le mobile d'une pareille détermination?
Il l'écrivit à l'un d'entre nous à cette époque:
il ne pouvait supporter d'être à l'ombre et au repos
pendant que sa ville natale était envahie. Qu'on relise à
ce sujet ce que nous disions de lui dans le n° 3 du Cor Unum
de 1917 (1). Qui le croirait ? Sa modestie en fut alarmée
et il fut sur le point de se fâcher des compliments, pourtant
discrets, qu'il faisait tout pour éviter.
Le voilà donc caporal au 26e R. I., un régiment d'élite
(2). Il passe vite sergent, malgré de nobles hésitations
qui l'en rendent doublement digne; fait, en qualité de sous-officier,
la rude et longue bataille
de la Somme en 1916, puis celle de l'Aisne, au printemps 1917, où
il fut cité et promu sous-lieutenant. La citation, qu'il
ne consentit jamais à nous livrer en entier, parlait de son
sang-froid, de son dévouement, de son courage et se terminait
ainsi: « a été un auxiliaire précieux
pour son chef de bataillon. » (Cor Unum, n° 6, 1917).
Ce ne fut pas sans une véritable anxiété qu'il
accepta la lourde charge et la terrible responsabilité d'officier;
mais, dès qu'il le fut, les qualités militaires et
morales qui l'avaient distingué dès le début
ne firent qu'augmenter, et les missions délicates qui lui
avaient été déjà confiées auparavant
se multiplièrent à la satisfaction générale.
Qu'on relise encore son petit mot discret dans le n° 8 du Cor
Unum, 1917. Il y parle « d'une violente alerte par gaz où
il eut le bonheur et le mérite par sa fermeté et ses
sages dispositions d'épargner toute perte à sa section
et de la maintenir sur ses positions. »
Au mois de décembre 1917, un de nos Pères, étant
lui-même sur le front de Lorraine, eut le plaisir de le revoir
pour la première fois depuis quatre ans, et la dernière,
hélas! Il était toujours jeune et souriant, tel que
nous l'avions connu, une petite pointe de sérieux et de modestie
rehaussant encore ses qualités militaires, affirmées
par tous ses chefs, tous ses camarades, tous ses hommes, et ses
qualités religieuses, affirmées par son aumônier.
En janvier 1918, son régiment fut envoyé à
Verdun, toujours redoutable par ses bombardements, ses gaz. Comme
partout, il y fit bravement son devoir, donnant à tous l'exemple
d'une abnégation et d'une générosité
héroïque.
Gravement incommodé par les gaz, il fut obligé de
se laisser évacuer. Le 15 mars, il sort de l'ambulance, incomplètement
guéri, remonte en ligne le 16, pour le bon exemple, écrivait-il,
et malgré l'ordre reçu. Il arrive juste à temps
pour y recevoir une violente attaque, où il échappe
de nouveau à la mort, comme par miracle. Il se joint alors
à quelques hommes d'une autre unité et, à leur
tête, reprend la tranchée envahie. Il est de nouveau
intoxiqué et envoyé au repos. (Cor Unum N°5, 1918)
Naturellement ces rares confidences n'étaient faites que
sous le sceau du secret et il se fâchait presque quand on
parlait de lui. Ce n'était pourtant pas un boudeur: il était
très aimable et donnait souvent de ses nouvelles.
Puis vinrent les grandes attaques de 1918. Son régiment fut
envoyé à Soissons pour couvrir la retraite et défendre
ce point d'appui naturel.
Inquiet de ne plus recevoir de ses nouvelles, nous écrivîmes
à son aumônier qui nous confirma, hélas ! les
bruits de sa mort qui commençaient à courir.
Il tomba bravement, comme il avait vécu, le 28 juin 1918,
veille de la fête de S. Paul, son patron. Il fut pieusement
inhumé au cimetière de Hautefontaine, le 1er juillet,
à quelques kilomètres de Soissons, dans cette Picardie
pour laquelle il était passé volontairement dans l'infanterie.
Ainsi Dieu avait exaucé son vu héroïque.
Il l'avait pris, selon l'expression de la Sagesse, pour que la malice
du siècle n'altérât point sa conscience encore
jeune. Du haut du ciel, il a dû se réjouir en voyant
si tôt et si brillamment son sacrifice récompensé;
copiosa redemtio.
Voici sa dernière lettre écrite trois semaines avant
sa mort au T. R. P. Général. On y sent, dit ce dernier,
le caractère viril et fort qu'il avait atteint dans les derniers
temps, une âme que Dieu préparait pour un sacrifice
héroïque.
Très Bon Père,
« Vous m'excuserez d'avoir tant tardé à vous
répondre J'ai reçu votre carte au cours d'interminables
déplacements à pieds, par chemins de fer, camions,
etc., pour nous rapprocher du théâtre des grands combats.
Nous ne sommes pas encore engagés, mais nous sommes prêts
à toute éventualité. Nous attendons de pied
ferme. J'espère que, comme partout où nous nous sommes
trouvés, tout se passera très bien. Pour ne pas perdre
de temps, nous travaillons la nuit, et le jour nous nous reposons
sous la tente... à moins que nous n'ayons à faire
quelque reconnaissance.
Il m'est absolument impossible d'aller vous voir à Paray.
Seuls, les gens de l'arrière peuvent avoir des permissions.
Quant à nous, notre place est là où veut passer
l'envahisseur, et aucun de nous d'ailleurs ne voudrait s'y soustraire.
La guerre est longue, mais je suis heureux de constater à
quel degré d'élévation s'est maintenu le moral
de l'armée. Que Dieu nous aide et nous aurons la victoire
!
Donnons, pour terminer, le témoignage de l'aumônier
de son régiment et une lettre de son propre Chef de Bataillon
à sa sur, témoignages qui montrent que nous
n'avons pas exagéré quand nous avons dit qu'il était
aimé et regretté de tous.
Lettre de l'aumônier du.26° R. I.
« Je rentre de quatre mois et demi d'hôpital et de convalescence,
et malheureusement je n'ai aucun détail sur la mort de ce
pauvre lieutenant Crépin. Naturellement, il avait fait ses
Pâques. Il est monté à l'attaque le 28 juin,
entraînant, comme toujours sa section. En arrivant à
une crête, il a reçu une balle qui l'a traversé
de part en part. Il a encore eu le courage de faire quelques pas
et est tombé. Son aumônier de bataillon ayant été
tué depuis, je ne sais rien de plus. Mais tous ici l'estimaient
comme un officier brave et très digne et comme un vrai chrétien.
»
Martin, 26 R. I.
Lettre de son commandant à sa sur
Mademoiselle,
« J'aurais voulu que vous voyiez ce matin les officiers du
2e Bataillon du 26e R. I. pleurer alors que je leur lisais la citation
à l'ordre de l'armée (la plus haute), rédigée
en faveur de votre frère, le lieutenant Crépin (l);
vous vous rendriez compte alors que je n'exagère pas en lisant
que la perte de ce cher camarade a été pour nous un
véritable déchirement.
« Crépin était parti à l'attaque le 28
juin, à 5 heures du matin, à la tête de sa section.
Entraîné par sa bravoure coutumière, il arriva
le premier sur la position. C'est alors qu'une balle le frappa en
pleine poitrine: il était mort! Mort pour la France, dans
l'attitude la plus noble du jeune officier français; mais
la position, grâce à lui, était conquise.
« Pourquoi faut-il que toute action militaire, si réussie
soit-elle, entraîne toujours la perte des meilleurs d'entre
nous ? Car Crépin était bien parmi les plus jolies
natures que j'ai eues sous mes ordres: d'une douceur toujours égale,
d'une délicatesse charmante en même temps que d'une
bravoure de preux. Votre cher frère possédait aussi
cette foi profondément ancrée qui fait les forts,
les héros.
« Puisse l'assurance que je vous donne, Mademoiselle, de la
vie vertueuse et digne, de la piété virile et sincère
de votre frère, vous être une consolation dans le malheur
immense qui vous frappe. Je sais que pour une âme chrétienne,
là est le seul adoucissement à la douleur.
« Votre frère, Mademoiselle, repose dans un cimetière
à l'abri des bombardements. Nous avons pu, nous, ses frères
d'armes, lui faire hier des obsèques solennelles. Le colonel
M. a prononcé quelques paroles sur sa tombe, lui adressant
en notre nom à tous le suprême à Dieu, nous
le donnant en exemple à nous et à nos hommes.Jusque
dans la mort, il aura servi sa Patrie qu'il aimait tant. Et croyez
bien, Mademoiselle, que notre prestige à nous autres officiers
sur nos hommes, est fait du sacrifice de tous ces nobles jeunes
gens qui se donnent sans compter.
Aussi soyez sûre, Mademoiselle, que le souvenir de votre frère
n'est pas près de s'effacer de la mémoire des officiers
du 26 R. I, et que je suis leur interprète à tous
en vous adressant en leur nom l'assurance de notre sympathie respectueuse
et profondément attristée.
« Commandant D. 2° Bn. du 26°
R. I. »
(1) Le 20 septembre 1918, en pleine victoire, le général
Mangin citait à l'ordre de la 10e Armée le Lieutenant
Crépin en ces termes:
« Jeune officier convaincu et ardent, venu comme simple soldat
et sur sa demande de la cavalerie, a mené vigoureusement
sa section à l'attaque, et, ayant été atteint
de plusieurs balles de mitrailleuses, a eu l'énergie de se
porter au-delà de l'objectif pour y entraîner ses hommes
et assurer ainsi le gain de la position où il est tombé.»
-Un récent décret confère la Croix de la Légion
d'Honneur aux lieutenant Rattaire et Crépin.
Qu'il aimât toujours sa chère famille religieuse, qui
oserait en douter ? Maints passages de ses nombreuses lettres en
font foi. Nous citons au hasard:
« Très Bon Père, Je viens de recevoir aujourd'hui
votre lettre du 6. Mieux vaut tard que jamais! Si elle n'est pas
arrivée en son temps, combien elle me procure de joie maintenant
que je suis en contact avec l'ennemi et que je me trouve isolé
de tout le monde connu. »
Une autre fois:
« Que font tous nos scolastiques ? Que deviennent nos maisons
de Belgique ?C'était en août 1914. Je m'y
intéresse toujours beaucoup. Et vous-même que devenez-vous
? Quels soucis ne devez-vous pas avoir pour toute votre uvre
!
Je vous reste profondément uni in C. J. »
Au Supérieur de Bologne, le seul à peu près
avec qui on put correspondre pendant deux ans:
« Bien Cher Père, Je me permets de vous envoyer quelques
mots pour vous demander des nouvelles de notre chère Société...
Que reste-t-il de notre maison de Louvain ?... J'espère bien
d'ici quelque tempson était en décembre 1914
!y aller moi-même m'en assurer et venger les dégâts
qui y auraient été commis, ainsi qu'à S. Quentin.
»
Au même, en mars 1915.
« Permettez-moi de vous envoyer quelques lignes pour vous
recommander encore une fois de ne pas oublier, dans vos rapports
avec le R. P. Général, de lui présenter mes
respects et de lui donner de mes nouvelles... Donnez-moi vous-même
beaucoup, beaucoup de nouvelles de toute sorte et, par dessus tout,
priez un peu pour moi comme je le fais pour vous et pour tous ceux
de notre chère Congrégation que la guerre a dispersés.
»
Enfin, voici une lettre où l'on pourra constater une fois
de plus la haute idée qu'il se faisait de sa situation d'officier
et de ses devoirs:
28 janvier 1918. Très Bon Père,
« J'ai appris avec joie votre retour des pays envahis, aussi
je vous envoie à cette occasion mes plus vives félicitations.
A mon tour de vous donner quelques nouvelles. J'aurais bien voulu
le faire plus tôt, mais, dans l'armée, on ne fait pas
toujours ce qu'on veut.
Nous avons dû, en effet, nous déplacer à plusieurs
reprises pour venir prendre possession d'un secteur fameux (1),
d'où je vous trace ces quelques lignes.
A vrai dire, il faut avoir la volonté d'écrire pour
le faire.
Nous ne trouvons ici aucune tranchée, mais seulement des
trous d'obus pleins d'eau, dans un bois célèbre dont
il ne reste plus que quelques misérables souches que les
obus n'ont pas voulu déterrer.
Autour de nous, rien que dévastation. Je ne puis découvrir
deux mètres de terrain qui n'ait été bouleversé;
cadavres déjà anciens que je me fais un devoir de
faire enterrer. Non loin de nous, le Boche. Tout cela me donne sujet
à de profondes méditations. Vous ne me reconnaîtriez
plus; la guerre m'a bien changé... Je suis heureux d'appartenir
à un corps qui n'admet pas la fraternisation, et je suis
fier d'avoir été appelé, car je ne l'ai pas
voulu, à inculquer mes sentiments à quelques dizaines
de poilus. Je ne cours pas plus de risques pour cela, l'expérience
le confirme, et puis je crois que je suis protégé
d'une manière particulière.
La guerre aussi m'a fait connaître la vie, et ce qu'est la
vie, en présence de la mort.
-
(1) Verdun
En dehors de ces quelques heures de méditations, j'oublie
tout pour égayer un peu mes poilus. C'est un bel apostolat
que celui-là après plus de trois ans de guerre. Vous
pouvez être sûr que j'aurai fait mon devoir.
Je vous quitte à regret; c'est le service qui me réclame.
Mais quand pourrai-je jamais vous revoir ? »
(EXTRAIT DE «QUELQUES PRETRES DU SACRE-COEUR
DE St-QUENTIN, MORTS AU CHAMP DHONNEUR.
(1914-1918) »)
AVANT-PROPOS,
EXERGUE - CAUSES
INTRODUITES
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