Le Père GONTIER Paul (Théophane)
(1875 - 1959)

Né le 09.08.1865 à Roncq (Nord)
Profès le 21.10.1902 à Amiens
Perpétuelle le —.09.1905 à Louvain
Prêtre le 10.08.1905
Mission Zaïre (jeudi 17 mai1906-1923)
Mission Cameroun (1924-1959)
Décès le 20.12.1959 à Lille (Nord)

Vers la fin Juin, nous sommes en fête à l’école St-François Xavier : Un vété-ran des missions vient nous faire sa visite d'adieu. En quittant sa mission du Congo belge, il était venu refaire ses forces à l'air natal.
Il repart le 24 Juin pour notre mission du Cameroun.
En réponse à nos compliments, il nous dévoile en quelques mots simples et clairs toute son âme d’apôtre.
Le missionnaire, nous dit-il, est l'homme du devoir et du sacrifice, mais il ne le devient que par un long, péni-ble et dur apprentissage. On ne s'improvise pas mission-naire, on le devient, avec le secours du Bon Dieu, en y mettant beaucoup du sien. Luttes journalières contre l'amour-propre, la nonchalance, l'esprit d'indépendance, acceptation sincère, loyale, par amour pour le Sacré-Cœur, de toutes les petites misères quotidiennes, pratique sérieuse et constante de l'obéissance.
Nous avons compris, cher Père, votre leçon et nous en profiterons pour être plus tard avec vous et comme vous de bons et zélés missionnaires.
(Extrait du Règne du S-C)

Il y a vingt-cinq ans, le père Gontier fondait la rnission de Bafang au Cameroun français. Le Père a bien voulu nous confier les souvenirs qu'on va lire. Nos amis en apprécieront la fraîcheur. Mais pour la bien goûter, ils doivent savoir que le Père, âgé maintenant de soixante-quinze ans, parcourt encore la brousse et que l'expression « bon comme le Père Gontier » est passée dans la langue pour désigner un cœur inépuisable
‘Misericordias Cordis Jesu in aeternum cantabo...’
Oui, en cette année 1949, vingt-cinquième anniversaire de la grande mission de Bafang, commencée en fin d'octobre 1924, je veux chanter les miséricordes du Cœur de Jésus. Il a pris soin de cette mission, la première fondée après les hostilités de la guerre 1914-18. C'est lui qui en fut le seul et véritable fondateur. L'artisan, dont le Coeur de Jésus s'est servi pour sa fondation, n'était pas un architecte habile à imaginer de beaux plans de construction, ce n'était pas un clairvoyant géographe, capable de choisir un terrain propice à l'établissement des nombreux bâtiments nécessaires à la bonne organisation d'une grande mission. Non c'était un missionnaire broussard, venu du Congo Belge où il n'avait bâti que des huttes en paille et des chapelles en bambou. C'est lui que Jésus choisit, car Il voulait montrer ainsi que c'était Lui le vrai fondateur de la mission. C'est pourquoi, de plein cœur, ce missionnaire s'écrie aujourd'hui: « Non nobis, Domine, non nobis sed nomini tuo da gloriam. » A Toi seul, mon Dieu, à Toi seul la gloire, l’honneur et la reconnaissance pour l'établissement de la mission de Bafang.
Premiers contacts.—Ma vie missionnaire débuta en 1906 à Stanleyville au Congo Belge où je restai treize ans. Le 23 juin 1923, jour de la fête du Sacré-Cœur, je m'embarquai sur le « Canada » pour gagner le Cameroun. J'allais me mettre à la disposition de Monseigneur Plissonneau, premier préfet Apostolique de notre Mission de Foumban. Ce n'était pas un inconnu pour moi, puisque nous avions déjà été ensemble à Stanleyville, où j'avais pu admirer ses grandes qualités de coeur et d'esprit, la profondeur de sa vie religieuse qui animait un zèle inlassable.
En cette année 1923, la Préfecture de Foumban ne comptait encore que deux missions où résidaient habituellement des missionnaires : Bonabéri et Dschang. Mais elle avait des catéchuménats disséminés en de nombreux villages. A mon arrivée, Monseigneur m'envoya à Dschang où je retrouvai le Père Roblot et le Frère Casimir, deux anciens du Congo, et le Père Lommel. Mon premier travail fut d'apprendre le bush-inglish, langue vêhiculaire dérivée de l'anglais que tous les noirs connaissent et qui leur sert dans leurs relations avec les tribus voisines. Il me fut assez facile d'apprendre cette langue ayant passé cinq années de ma jeunesse au petit séminaire d'Hazebrouck où je reçus de nombreuses leçons d'anglais. Je faisais cependant bien des fautes au grand plaisir des petits catéchumènes à qui je donnais des cours chaque après-midi. De temps en temps, Monseigneur m'envoyait faire de petites tournéés de brousse au milieu de nos catéchuménats des environs de Dschang, pour m'habituer aux coutumes du pays et à ce genre d'apostolat.
Une grande tournée.—Dans les premiers jours d'octobre 1924, Monseigneur Plissonneau me dit: « Père Gontier, nous n'avons que deux missions importantes, il est temps de songer à nous étendre. Vous êtes un ancien missionnaire qui avez l’habitude des voyages, allez, parcourez le pays et tâchez de trouver un chef désireux de voir s'établir chez lui une grande mission. » Vous devinez ma joie, c'était là mon vœu le plus cher. Je me mis aussitôt à rassembler tout ce qui m'était nécessaire pour ce grand voyage dans l’inconnu: malle-chapelle, cuisine ambulante, lit avec moustiquaire, vivres, vêtements, et jusqu'à une chaise car je n'avais encore pu me résoudre à m'asseoir par terre comme les noirs.
Tout fut bien vite prêt et un matin je quittai Monseigneur et tous mes confrères. Je m'en allais plein de joie et d'espérance confiant en la Providence qui saurait bien guider mes pas. Chaque jour je visitais un village différent ; j'en avais dix-sept à voir : Baleveng Balessing, Bansaa, Bagam, Banka, Bafang... Je rendais d'abord visite au chef qui me recevait assez aimablement, me faisait cadeau d'une chèvre, d'un mouton, d'un objet sculpté. C'est en effet la coutume ici: un chef offre toujours un présent au visiteur de marque.
Les salutations d'usage expédiées, je commençais mon petit discours pour décider le chef à accepter la fondation d'une mission dans son village. Oh ! il ne refusait pas. Au contraire, il serait bien content mais il n'avait pas beaucoup de terrain, il venait de perdre une de ses trois cents filles, justement celle qu'il préférait mais il ne me restait plus qu'à aller voir chez son voisin qui, lui, a un magnifique terrain et de bons ouvriers qui m'aideront certainement ...
Si l'accueil du chef était souvent réticent, quelle joie, quel enthousiasme chez nos chers chrétiens et catéchumènes. De loin ils venaient à ma rencontre, chantant, dansant, claquant des mains pendant que d'autres brandissaient des feuilles de palmier et hurlaient des hourras. Les femmes ornaient de petites fleurs les lobes de leurs oreilles et leur nez percés. Pour passer les ruisseaux fangeux, deux solides gaillards m'emportaient sur leurs épaules tout en continuant leur chant. Ah, les braves gens ! Quand je pense que parfois on les dépeint grossiers, sans coeur, égoïstes... A chaque catéchuménat où je m'arrêtais, c'était à qui me ferait le plus beau cadeau: œufs, poules, légumes, chèvre, mouton, porcelet. J'étais submergé de victuailles que je faisais porter à la Mission principale.
L'après-midi, je réunissais chrétiens et catéchumènes dans la pauvre case qui servait de chapelle, quand elle n'avait pas été enlevée par la dernière tornade, et je donnais une petite instruction religieuse. Il y avait aussi les nombreuses confessions à recevoir. J'examinais les connaissances catéchistiques de nos néophytes et nous terminions la journée par la prière du soir en commun. Le dimanche tous les fidèles du paya se réunissaient pour la grand-Messe et se retrouvaient encore le soir pour la récitation du chapelet. Chaque soir, chrétiens et catéchumènes se groupaient près de ma case autour d'un grand feu et chacun racontait sa petite histoire, mille fois entendue mais que tous écoutaient pourtant avec intérêt.
Après avoir ainsi parcouru toute la région et vu tous les chefs, j'arrivais enfin à Banka où il y avait un petit catéchuménat. Celui-ci comptait une vingtaine de jeunes catéchumènes et cinq ou six chrétiens. Ces chrétiens avaient été baptisés dans l'île de Fernando-Poo, située en face de Douala.
Regard en arrière.—C'est la première guerre mondiale qui donna à tous nos indigènes un élan extraordinaire vers le catholicisme. Dieu se sert de tout pour étendre son règne. Durant cette guerre, les Allemands envoyèrent beaucoup d'indigènes camerounais dans l’île de Fernando-Poo, dont la population est en grande partie catholique. Il y avait un évêque, un nombreux clergé, beaucoup de maisons religieuses, de nombreuses églises, une superbe cathédrale. Nos indigènes camerounais furent émerveillés de voir tant de beaux monuments. Ils assistèrent aux offices religieux, à la cathédrale ou dans quelque autre église de cette île espagnole. La musique des orgues, les chants et les cérémonies, les magnifiques processions qui parcouraient la ville le jour de la Fête-Dieu, les mirent hors d'eux-mêmes. Ils se firent inscrire aux différents catéchuménats des villes espagnoles, reçurent les sacrements de baptême, de confirmation, la première communion solennelle. Plusieurs même se marièrent religieusement. Ils prirent l'habitude de la communion fréquente: ils étaient devenus de fervents chrétiens.Après la guerre, nos Camerounais purent retourner dans leur pays. Hélas ! durant le conflit, bien des missions fondées par les Pères Pallotins avaient été détruites, beaucoup de chrétiens tués ou dispersés dans la brousse pour échapper aux vexations ou aux réquisitions. Bref, les missions du Cameroun étaient dans un état lamentable. Mais nos chrétiens pensaient bien que le Bon Dieu ne les abandonnerait pas. En effet, arrivaient bientôt, sous la conduite de leur préfet apostolique, Mgr Plissonneau, les Prêtres du Sacré-Coeur.
Un chef qui comprend la situation. — Vers la fin d'octobre 1924, j'arrivais donc à Banka, dans la matinée. Je suis convaincu que les chrétiens de la petite mission avaient averti déjà le chef de mon arrivée et l'avaient poussé à demander chez eux l'établissement d'une grande mission. Les nouvelles se répandent avec une rapidité étonnante parmi les Noirs.
Je l'avais remarqué au Congo. Les chrétiens de Banka devaient déjà savoir par les villageois des contrées que j'avais parcourues, que j'étais à la recherche d'un endroit favorable à l'établissement d'une grande mission. Très peu de temps après mon arrivée à Banka, le chef, contrairement à la coutume qui veut que le visiteur aille le premier présenter ses salutations, vint me saluer en personne. Je commençais alors mon petit discours pour obtenir l’autorisation de fonder une mission dans sa région. Point de discours. A peine avais-je prononcé quelques mots, qu'il m'arrêta net et me dit: « Père, c'est fini, ne va plus nulle part, c'est ici que tu construiras ta mission, je le veux. Demain matin, tu m'accompagneras, et je te montrerai un grand terrain où tu pourras construire ta mission. Je t’aiderai pour tout ce dont tu auras besoin. Mes hommes seront à ta disposition. »
Le lendemain, de bon matin, le chef vint me prendre et je l'accompagnai vers un grand terrain. C'était une vaste étendue, située loin de ses propres habitations et toute proche de l'emplacement où, deux fois par semaine, c'est-à-dire tous les cinq jours (car la semaine pour les indigènes se compose de dix jours), se tenait le marché. Cette plaine, spacieuse et bien plate, offrait de grandes facilités de construction. « Acceptes-tu ? » dit le chef. « Bien sûr, lui répondis-je, et je t’en remercie grandement ».
Une heureuse initiative.—Au moment où j'arrivai à Banka, le chef-lieu de l'administration se trouvait à Bana, à six kilomètres. J'allai au plus tôt offrir mes hommages à l'administrateur, M. Reynaud. Je fus reçu d'une façon charmante et très sympathique. J'exprimai à l'administrateur mon désir de fonder une mission à Banka, et lui signalai les avances faites par le chef. M. Reynaud se montra très satisfait; il me dit pourtant: « Père Gontier, le chef vous offre un bel emplacement; je connais cet endroit: vous y serez bien, mais moi, je vous propose un emplacement meilleur. Bientôt, je vais quitter Bana, trop excentrique pour être centre administratif. Bafang se trouve sur une large route, qui relie tous les grands centres du territoire camerounais. Venez-y avec moi. Je connais un terrain bien meilleur que celui que le chef vous offre. Il se trouve à la lisière des deux chefferies Banka-Balang ». J'en parlai au chef qui lui ne voulait qu'une chose: une grande mission chez lui. Pour la question du terrain, il me donnait toute liberté de choisir. Sur ma demande, il m'offrit donc deux grands terrains séparés par la route, tout proches du territoire de Batang, à trois kilomètres des bureaux de l’administration centrale.
Plein de joie, je me précipitai à Dschang pour avertir Monseigneur. Un des deux terrains fut retenu. Je retournai bien vite à Bafang, afin d'y célébrer, le plus dignement possible, la fête prochaine de la Toussaint.
Des débuts encourageants.—A mon arrivée, pas de grande manifestation extérieure de joie, mais des bonjours discrets, de larges sourires: tout le monde, chrétiens, caté-chumènes, païens de bonne volonté, femmes, enfants, tous étaient occupés et travaillaient fiévreusement. Ah ! les braves gens ! Une équipe s'occupait de la chapelle; les uns construisaient l'autel fait de branches de bambou; pour y accéder, ils avaient fait des marches en terre battue; un petit tabernacle en bois blanc, surmonté d'un crucifix, tenait le milieu de l'autel. Les chandeliers étaient formés chacun d'une tige de bambou, tenue droite par trois petits bâtonnets fixés à la base; un trou, pratiqué en haut, recevait la bougie. D'autres ouvriers ornaient les cloisons et les murs de la chapelle de branches de palmiers, d'autres encore plaçaient des fûts de bois par terre, à droite et à gauche, pour permettre aux assistants de pouvoir s'agenouiller ou s'asseoir. Une autre équipe ache-vait la maison d'habitation provisoire; elle n'était ni bien grande ni bien haute. Pour y entrer, j'avais à lui faire une profonde révérence: la porte était si basse. A l’intérieur, j’atteignais presque de la tête le niveau de la toiture. Les murs à claire-voie m’obligèrent à faire du feu nuit et jour pour éviter le froid et l'humidité. Une autre équipe coupait les herbes et ouvrait des routes pour circuler commodément à travers la mission. Tout cela ressemblait beaucoup à Bethléem et à Nazareth, et Jésus y était aussi. Je vivais au milieu de la chaude sympathie de tous mes chrétiens et catéchumènes. Jamais le moindre ennui, la moindre tristesse, mon cœur était toujours dans la joie, jamais le découragement n'a effleuré mon âme.
Une belle fête.—La veille de la Toussaint, j’avais eu de nombreuses confessions, car les chrétiens, venus parfois de bien loin, voulaient eux aussi assister à la première grande fête célébrée dans leur pays. Le 1er novembre donc, un gong retentissant rassembla tout le monde dans notre chapelle, tout juste assez grande pour contenir deux cents personnes debout coude à coude. C'était la première messe célébrée à Bafang. Cette pensée m'étreignait d'émotion. L'autel était orné des plus belles fleurs du pays, deux modestes bougies l'illuminaient. Mes deux enfants de choeur récitèrent bien leur répons, mais mon thuriféraire avait oublié mes leçons. Je lui avais pourtant bien enseigné quand et comment il devait encenser. Après le chant de l'Evangile, je me tourne vers lui pour que, selon les règles liturgiques, il encense le célébrant. Ne voilà-t-il pas que mon thuriféraire fait une génuflexion à l'autel et l'encense trois fois, se tourne du côté de l'évangile lui fait une génuflexion et l'encense trois fois et recommence la même cérémonie du côté de l'épître; puis, fier de son savoir-faire, il va s'asseoir tranquillement sur son tabouret et n'en bouge plus jusqu'à la fin de la messe.
Notre-Dame du Sacré-Cœur.—Dès mon arrivée à Banka-Bafang, je songeai à mettre la mission nouvelle sous la protection d'un saint. Qui pouvais-je mieux choisir comme protectrice que la Bienheureuse Vierge Marie, sous le si beau vocable: « Notre-Dame du Sacré-Cœur ? » J'arrivais sans un sou vaillant pour commencer ma mission, la sainte Vierge me montra tout de suite qu'elle prenait ma mission sous sa protection. Un jour, je rencontrai une dame que je connaissais bien, elle vint visiter la mission commençante. A brûle-pourpoint, elle me dit: « Quel nom donnerez-vous à votre mission ? » Sans hésitation, je lui dis: « Ma mission s'appellera: Mission Notre-Dame du Sacré-Cœur. Marie est l'espérance des désespérés. » « Des désespérés, s'écrie-t-elle, des désespérés ! » Aussitôt, elle tire de son sac à main un billet de cinq cents francs et sans rien dire elle le remet, avec émotion, au désespéré qui n'était pas désespéré du tout.

LE DÉVOUEMENT DES NOIRS
Je commençais donc la construction de la mission de Bafang dans une grande pauvreté. Mais toute l'histoire de l'Eglise n'est-elle pas remplie de détresses pareilles ? Admirez maintenant le dévouement de mes braves Noirs, eux que l'on dit si prompts à demander et si revêches à donner. Comme je n'avais pas d'argent, durant toute la première année et plusieurs mois de la seconde, les chrétiens et les catéchumènes me fournirent gratuitement et quoti-diennement tout ce qu'il fallait pour ma nourriture: légumes, viande, fruits. Les gamins recherchaient dans le bois de beaux champignons et me les appor-taient dans leur petit panier, ne me demandant comme paiement qu'une image, surtout celle de leur saint patron. Durant une année, chaque jour, des ouvriers, parfois en foule, venaient s'offrir pour un travail que je ne leur payais pas. Bien des fois, j'ai dû en renvoyer une grande partie: ils étaient trop nombreux pour les quelques outils que j'avais à leur remettre entre les mains: une pelle, un marteau, deux coutelas, un râteau. Mal-gré tout, le travail avan-çait. Je fis bâtir d'abord une grande et large église; puis une école où s'entas-saient une centaine d'écoliers. Ils arrivaient hélas le ventre creux, car les vivres étaient rares au village. Un jour, en visitant l'école, je vois un enfant pleurer à chaudes larmes. « Qu'as-tu, mon enfant, lui dis-je, es-tu malade ? —Non, me répondit l'enfant, j'ai faim. » Je décidais alors de donner journellement à chaque écolier un petit paquet de gâteaux indigènes, préparés par les femmes, et qui me coûtaient un sou pièce. Les enfants me donnèrent alors le surnom de « Papa gâteau ».
Je fis construire encore une grande maison d'habitation, car je pensais bien que je ne resterais pas toujours seul. En effet, l'un après l'autre, je reçus trois confrères, deux Pères et un Frère, qui furent pour moi des auxiliaires pleins d'entrain et de dévouement.
Non moins grande que leur ardeur au travail, étaient la ferveur et l'enthousiasme des indigènes pour la religion. Dès les premiers jours, je me mis à enseigner régulièrement les catéchumènes. Je me munis d'un cahier d'appel. Aux premières leçons, je n'avais pas de nombreux auditeurs. Mais s'entendre appeler par leur nom ! Oh, qu'ils aimaient cela ! Entendre leur nom, eux qui se croyaient rien ! Aussi, chaque jour, j'avais à inscrire de nouveaux catéchumènes. Si par hasard, j'oubliais un nom, quelle protestation véhémente. Peu à peu j'eus mon cahier rempli de noms et l’heure du catéchisme se passait en grande partie à faire l’appel. Je dus donc y renoncer. Je commençais mon catéchisme par leur apprendre par cœur le mot à mot du texte, puis j'en donnais l'explication mêlée de belles histoires de l'Ecriture Sainte ou de l'Evangile. Ils étaient ravis, silencieux, la bouche et les yeux grands ouverts. Il y avait séance de catéchisme pour les femmes chrétiennes, tous les mercredis, aprés la messe; le jeudi soir pour les ouvriers. Elle était suivie de la bénédiction du Saint Sacrement et de la prière: aucun chrétien n'aurait voulu y manquer.
LE CULTE DU SACRÉ-CŒUR
Dès les premiers mois, j'établis pour les hommes la confrérie du Cœur de Jésus. Chaque dimanche, après la bénédiction du Saint Sacrement, je réunissais les membres pour leur expliquer en quoi consistait la dévotion au Cœur de Jésus. Beaucoup de chrétiens voulurent peu à peu s’y faire inscrire.
La veille des premiers vendredis du mois, je passais presque toute la journée au confessionnal: non seulement les chrétiens de Banka, mais aussi ceux qui demeuraient jusqu'à une journée de marche de Banka voulaient communier, «faire leur premier vendredi du mois». Le lendemain, réconfortés par la venue en eux de leur Seigneur Jésus, ils retournaient heureux dans leurs villages.
En ces mêmes veilles de premiers vendredis, de six à sept heures, se faisait l'exercice de l'heure sainte, dans une église aux trois-quarts remplie d'un côté par les hommes, et de l'autre par les femmes. L'heure sainte était partagée en quatre quarts d'heure; chaque quart d'heure: un chant, une dizaine de chapelet, une instruction sur le Sacré-Coeur.
Le dimanche suivant le premier vendredi, le Saint Sacrement était exposé durant la sainte messe qui était suivie de la procession dans l'intérieur de l'église. Ensuite commençait l'adoration du Saint Sacrement par les membres de la confrérie du Cœur de Jésus. Ils se relayaient au pied de Jésus, d'heure en heure, jusqu'au soir. Quel étonnement fut le mien, l'un de ces dimanches. J'assistais à une heure d'adoration au milieu de laquelle j'entendis un chant en langue indigène. Au refrain un même mot, plusieurs fois répété, me frappa: tchié, tchié, tchié. « Que veut dire cette fin de mot indigène » demandais-je à un chrétien au sortir de l'église. « Mais c'est ton nom, Père, me répond le chrétien; on a composé un chant indigène et l'on demande à Jésus de te bénir et de te conserver encore longtemps parmi nous ». Oh ! les braves gens ! Quelle joie de se dévouer pour eux.
Que dire de nos belles processions de la Fête-Dieu et du Sacré-Coeur...? Cette dernière fête n'était point renvoyée au dimanche, elle se célébrait le vendredi même. Voyant l'enthousiasme de tous les chrétiens à la préparer, l'administration et le commerce décidèrent de donner congé à leur personnel ce jour-là jusqu'à midi, certains qu'ils étaient de n'avoir personne au travail avant cette heure. La veille, activité fébrile: routes à sarcler, reposoirs à orner, etc. Les gens réputés riches apportaient leurs plus beaux pagnes pour couvrir les autels, ornés des plus belles fleurs du pays, et entourés de palmiers nains. Le vendredi, dès l'aurore, tout le monde est déjà sur pied et attend le signal du gong pour entrer dans l'église. La messe que chante toute l'assemblée, pleine de ferveur, est suivie de la pro-cession. Le suisse, vêtu d'un véritable habit de suisse, marche en tête; suivent douze enfants de chœur en soutane rouge et long surplis à dentelle; des fillettes, tout de blanc vêtues, lancent des fleurs devant Jésus-Hostie. Un groupe d'hommes solides portent une lourde croix qui, maintenant, au cimetière de Bafang, étend ses bras pleins d'espérance sur les tombes de nos chrétiens décédés. La musique de Dschang, venue à pied pour rehausser l'éclat de la fête, accompagne du son de ses instruments, les chants français, que tous nos chrétiens connaissent. Vient enfin le Saint Sacrement, porté par le prêtre, sous un dais magnifique de riche étoffe de soie blanche. Après le chant du Tantum Ergo, le célébrant bénit la foule prosternée jusqu'à terre; puis de toutes les lèvres s'élèvent les acclamations finales. A leur accent, l'on se croirait à Lourdes, parmi les cris enthousiastes des foules de pèlerins. Avec ordre, sans bousculade, on rentre à l'église où un dernier chant, une dernière bénédiction termine la cérémonie. Tout le monde alors, rempli de joie et d'émotion, se retire dans le calme, le visage épanoui et rayonnant de la grâce de Dieu.

La narration des humbles commencements de la petite mission de Bafang, devenue depuis si prospère, se termine « à ce point » comme écrivent nos Noirs, à la fin des lettres adressées à leurs amis.
Ami lecteur, vous avez pu amplement constater que ce fut bien le Cœur de Jésus lui-même qui en fut le vrai fondateur. Le père Gontier ne fut qu'un pauvre instrument entre les mains du Divin Maître.
Mgr Plissonneau, notre vénéré et regretté préfet, me disait un jour dans une de ses lettres: « Père Gontier, mettez-vous tout entier à l'ouvrage »
« Eh oui ! Monseigneur, lui ai-je répondu, je m'y suis mis tout entier, avec toutes mes qualités et tous mes défauts »
P. GONTIER.
(Extrait du «REGNE DU SACRÉ-COEUR» 62° année NN° 1, 2, 3)


AVANT-PROPOS, EXERGUE - CAUSES INTRODUITES