Vers la fin
Juin, nous sommes en fête à lécole
St-François Xavier : Un vété-ran des missions
vient nous faire sa visite d'adieu. En quittant sa mission du Congo
belge, il était venu refaire ses forces à l'air natal.
Il repart le 24 Juin pour notre mission du Cameroun.
En réponse à nos compliments, il nous dévoile
en quelques mots simples et clairs toute son âme dapôtre.
Le missionnaire, nous dit-il, est l'homme du devoir et du sacrifice,
mais il ne le devient que par un long, péni-ble et dur apprentissage.
On ne s'improvise pas mission-naire, on le devient, avec le secours
du Bon Dieu, en y mettant beaucoup du sien. Luttes journalières
contre l'amour-propre, la nonchalance, l'esprit d'indépendance,
acceptation sincère, loyale, par amour pour le Sacré-Cur,
de toutes les petites misères quotidiennes, pratique sérieuse
et constante de l'obéissance.
Nous avons compris, cher Père, votre leçon et nous
en profiterons pour être plus tard avec vous et comme vous
de bons et zélés missionnaires.
(Extrait du Règne du S-C)
Il y a vingt-cinq ans, le père
Gontier fondait la rnission de Bafang au Cameroun français.
Le Père a bien voulu nous confier les souvenirs qu'on va
lire. Nos amis en apprécieront la fraîcheur. Mais pour
la bien goûter, ils doivent savoir que le Père, âgé
maintenant de soixante-quinze ans, parcourt encore la brousse et
que l'expression « bon comme le Père Gontier »
est passée dans la langue pour désigner un cur
inépuisable
Misericordias Cordis Jesu in aeternum cantabo...
Oui, en cette année 1949, vingt-cinquième anniversaire
de la grande mission de Bafang, commencée en fin d'octobre
1924, je veux chanter les miséricordes du Cur de Jésus.
Il a pris soin de cette mission, la première fondée
après les hostilités de la guerre 1914-18. C'est lui
qui en fut le seul et véritable fondateur. L'artisan, dont
le Coeur de Jésus s'est servi pour sa fondation, n'était
pas un architecte habile à imaginer de beaux plans de construction,
ce n'était pas un clairvoyant géographe, capable de
choisir un terrain propice à l'établissement des nombreux
bâtiments nécessaires à la bonne organisation
d'une grande mission. Non c'était un missionnaire broussard,
venu du Congo Belge où il n'avait bâti que des huttes
en paille et des chapelles en bambou. C'est lui que Jésus
choisit, car Il voulait montrer ainsi que c'était Lui le
vrai fondateur de la mission. C'est pourquoi, de plein cur,
ce missionnaire s'écrie aujourd'hui: « Non nobis, Domine,
non nobis sed nomini tuo da gloriam. » A Toi seul, mon Dieu,
à Toi seul la gloire, lhonneur et la reconnaissance
pour l'établissement de la mission de Bafang.
Premiers contacts.Ma vie missionnaire débuta en 1906
à Stanleyville au Congo Belge où je restai treize
ans. Le 23 juin 1923, jour de la fête du Sacré-Cur,
je m'embarquai sur le « Canada » pour gagner le Cameroun.
J'allais me mettre à la disposition de Monseigneur Plissonneau,
premier préfet Apostolique de notre Mission de Foumban. Ce
n'était pas un inconnu pour moi, puisque nous avions déjà
été ensemble à Stanleyville, où j'avais
pu admirer ses grandes qualités de coeur et d'esprit, la
profondeur de sa vie religieuse qui animait un zèle inlassable.
En cette année 1923, la Préfecture de Foumban ne comptait
encore que deux missions où résidaient habituellement
des missionnaires : Bonabéri et Dschang. Mais elle avait
des catéchuménats disséminés en de nombreux
villages. A mon arrivée, Monseigneur m'envoya à Dschang
où je retrouvai le Père Roblot et le Frère
Casimir, deux anciens du Congo, et le Père Lommel. Mon premier
travail fut d'apprendre le bush-inglish, langue vêhiculaire
dérivée de l'anglais que tous les noirs connaissent
et qui leur sert dans leurs relations avec les tribus voisines.
Il me fut assez facile d'apprendre cette langue ayant passé
cinq années de ma jeunesse au petit séminaire d'Hazebrouck
où je reçus de nombreuses leçons d'anglais.
Je faisais cependant bien des fautes au grand plaisir des petits
catéchumènes à qui je donnais des cours chaque
après-midi. De temps en temps, Monseigneur m'envoyait faire
de petites tournéés de brousse au milieu de nos catéchuménats
des environs de Dschang, pour m'habituer aux coutumes du pays et
à ce genre d'apostolat.
Une grande tournée.Dans les premiers jours d'octobre
1924, Monseigneur Plissonneau me dit: « Père Gontier,
nous n'avons que deux missions importantes, il est temps de songer
à nous étendre. Vous êtes un ancien missionnaire
qui avez lhabitude des voyages, allez, parcourez le pays et
tâchez de trouver un chef désireux de voir s'établir
chez lui une grande mission. » Vous devinez ma joie, c'était
là mon vu le plus cher. Je me mis aussitôt à
rassembler tout ce qui m'était nécessaire pour ce
grand voyage dans linconnu: malle-chapelle, cuisine ambulante,
lit avec moustiquaire, vivres, vêtements, et jusqu'à
une chaise car je n'avais encore pu me résoudre à
m'asseoir par terre comme les noirs.
Tout fut bien vite prêt et un matin je quittai Monseigneur
et tous mes confrères. Je m'en allais plein de joie et d'espérance
confiant en la Providence qui saurait bien guider mes pas. Chaque
jour je visitais un village différent ; j'en avais dix-sept
à voir : Baleveng Balessing, Bansaa, Bagam, Banka, Bafang...
Je rendais d'abord visite au chef qui me recevait assez aimablement,
me faisait cadeau d'une chèvre, d'un mouton, d'un objet sculpté.
C'est en effet la coutume ici: un chef offre toujours un présent
au visiteur de marque.
Les salutations d'usage expédiées, je commençais
mon petit discours pour décider le chef à accepter
la fondation d'une mission dans son village. Oh ! il ne refusait
pas. Au contraire, il serait bien content mais il n'avait pas beaucoup
de terrain, il venait de perdre une de ses trois cents filles, justement
celle qu'il préférait mais il ne me restait plus qu'à
aller voir chez son voisin qui, lui, a un magnifique terrain et
de bons ouvriers qui m'aideront certainement ...
Si l'accueil du chef était souvent réticent, quelle
joie, quel enthousiasme chez nos chers chrétiens et catéchumènes.
De loin ils venaient à ma rencontre, chantant, dansant, claquant
des mains pendant que d'autres brandissaient des feuilles de palmier
et hurlaient des hourras. Les femmes ornaient de petites fleurs
les lobes de leurs oreilles et leur nez percés. Pour passer
les ruisseaux fangeux, deux solides gaillards m'emportaient sur
leurs épaules tout en continuant leur chant. Ah, les braves
gens ! Quand je pense que parfois on les dépeint grossiers,
sans coeur, égoïstes... A chaque catéchuménat
où je m'arrêtais, c'était à qui me ferait
le plus beau cadeau: ufs, poules, légumes, chèvre,
mouton, porcelet. J'étais submergé de victuailles
que je faisais porter à la Mission principale.
L'après-midi, je réunissais chrétiens et catéchumènes
dans la pauvre case qui servait de chapelle, quand elle n'avait
pas été enlevée par la dernière tornade,
et je donnais une petite instruction religieuse. Il y avait aussi
les nombreuses confessions à recevoir. J'examinais les connaissances
catéchistiques de nos néophytes et nous terminions
la journée par la prière du soir en commun. Le dimanche
tous les fidèles du paya se réunissaient pour la grand-Messe
et se retrouvaient encore le soir pour la récitation du chapelet.
Chaque soir, chrétiens et catéchumènes se groupaient
près de ma case autour d'un grand feu et chacun racontait
sa petite histoire, mille fois entendue mais que tous écoutaient
pourtant avec intérêt.
Après avoir ainsi parcouru toute la région et vu tous
les chefs, j'arrivais enfin à Banka où il y avait
un petit catéchuménat. Celui-ci comptait une vingtaine
de jeunes catéchumènes et cinq ou six chrétiens.
Ces chrétiens avaient été baptisés dans
l'île de Fernando-Poo, située en face de Douala.
Regard en arrière.C'est la première guerre mondiale
qui donna à tous nos indigènes un élan extraordinaire
vers le catholicisme. Dieu se sert de tout pour étendre son
règne. Durant cette guerre, les Allemands envoyèrent
beaucoup d'indigènes camerounais dans lîle de
Fernando-Poo, dont la population est en grande partie catholique.
Il y avait un évêque, un nombreux clergé, beaucoup
de maisons religieuses, de nombreuses églises, une superbe
cathédrale. Nos indigènes camerounais furent émerveillés
de voir tant de beaux monuments. Ils assistèrent aux offices
religieux, à la cathédrale ou dans quelque autre église
de cette île espagnole. La musique des orgues, les chants
et les cérémonies, les magnifiques processions qui
parcouraient la ville le jour de la Fête-Dieu, les mirent
hors d'eux-mêmes. Ils se firent inscrire aux différents
catéchuménats des villes espagnoles, reçurent
les sacrements de baptême, de confirmation, la première
communion solennelle. Plusieurs même se marièrent religieusement.
Ils prirent l'habitude de la communion fréquente: ils étaient
devenus de fervents chrétiens.Après la guerre, nos
Camerounais purent retourner dans leur pays. Hélas ! durant
le conflit, bien des missions fondées par les Pères
Pallotins avaient été détruites, beaucoup de
chrétiens tués ou dispersés dans la brousse
pour échapper aux vexations ou aux réquisitions. Bref,
les missions du Cameroun étaient dans un état lamentable.
Mais nos chrétiens pensaient bien que le Bon Dieu ne les
abandonnerait pas. En effet, arrivaient bientôt, sous la conduite
de leur préfet apostolique, Mgr Plissonneau, les Prêtres
du Sacré-Coeur.
Un chef qui comprend la situation. Vers la fin d'octobre
1924, j'arrivais donc à Banka, dans la matinée. Je
suis convaincu que les chrétiens de la petite mission avaient
averti déjà le chef de mon arrivée et l'avaient
poussé à demander chez eux l'établissement
d'une grande mission. Les nouvelles se répandent avec une
rapidité étonnante parmi les Noirs.
Je l'avais remarqué au Congo. Les chrétiens de Banka
devaient déjà savoir par les villageois des contrées
que j'avais parcourues, que j'étais à la recherche
d'un endroit favorable à l'établissement d'une grande
mission. Très peu de temps après mon arrivée
à Banka, le chef, contrairement à la coutume qui veut
que le visiteur aille le premier présenter ses salutations,
vint me saluer en personne. Je commençais alors mon petit
discours pour obtenir lautorisation de fonder une mission
dans sa région. Point de discours. A peine avais-je prononcé
quelques mots, qu'il m'arrêta net et me dit: « Père,
c'est fini, ne va plus nulle part, c'est ici que tu construiras
ta mission, je le veux. Demain matin, tu m'accompagneras, et je
te montrerai un grand terrain où tu pourras construire ta
mission. Je taiderai pour tout ce dont tu auras besoin. Mes
hommes seront à ta disposition. »
Le lendemain, de bon matin, le chef vint me prendre et je l'accompagnai
vers un grand terrain. C'était une vaste étendue,
située loin de ses propres habitations et toute proche de
l'emplacement où, deux fois par semaine, c'est-à-dire
tous les cinq jours (car la semaine pour les indigènes se
compose de dix jours), se tenait le marché. Cette plaine,
spacieuse et bien plate, offrait de grandes facilités de
construction. « Acceptes-tu ? » dit le chef. «
Bien sûr, lui répondis-je, et je ten remercie
grandement ».
Une heureuse initiative.Au moment où j'arrivai à
Banka, le chef-lieu de l'administration se trouvait à Bana,
à six kilomètres. J'allai au plus tôt offrir
mes hommages à l'administrateur, M. Reynaud. Je fus reçu
d'une façon charmante et très sympathique. J'exprimai
à l'administrateur mon désir de fonder une mission
à Banka, et lui signalai les avances faites par le chef.
M. Reynaud se montra très satisfait; il me dit pourtant:
« Père Gontier, le chef vous offre un bel emplacement;
je connais cet endroit: vous y serez bien, mais moi, je vous propose
un emplacement meilleur. Bientôt, je vais quitter Bana, trop
excentrique pour être centre administratif. Bafang se trouve
sur une large route, qui relie tous les grands centres du territoire
camerounais. Venez-y avec moi. Je connais un terrain bien meilleur
que celui que le chef vous offre. Il se trouve à la lisière
des deux chefferies Banka-Balang ». J'en parlai au chef qui
lui ne voulait qu'une chose: une grande mission chez lui. Pour la
question du terrain, il me donnait toute liberté de choisir.
Sur ma demande, il m'offrit donc deux grands terrains séparés
par la route, tout proches du territoire de Batang, à trois
kilomètres des bureaux de ladministration centrale.
Plein de joie, je me précipitai à Dschang pour avertir
Monseigneur. Un des deux terrains fut retenu. Je retournai bien
vite à Bafang, afin d'y célébrer, le plus dignement
possible, la fête prochaine de la Toussaint.
Des débuts encourageants.A mon arrivée, pas
de grande manifestation extérieure de joie, mais des bonjours
discrets, de larges sourires: tout le monde, chrétiens, caté-chumènes,
païens de bonne volonté, femmes, enfants, tous étaient
occupés et travaillaient fiévreusement. Ah ! les braves
gens ! Une équipe s'occupait de la chapelle; les uns construisaient
l'autel fait de branches de bambou; pour y accéder, ils avaient
fait des marches en terre battue; un petit tabernacle en bois blanc,
surmonté d'un crucifix, tenait le milieu de l'autel. Les
chandeliers étaient formés chacun d'une tige de bambou,
tenue droite par trois petits bâtonnets fixés à
la base; un trou, pratiqué en haut, recevait la bougie. D'autres
ouvriers ornaient les cloisons et les murs de la chapelle de branches
de palmiers, d'autres encore plaçaient des fûts de
bois par terre, à droite et à gauche, pour permettre
aux assistants de pouvoir s'agenouiller ou s'asseoir. Une autre
équipe ache-vait la maison d'habitation provisoire; elle
n'était ni bien grande ni bien haute. Pour y entrer, j'avais
à lui faire une profonde révérence: la porte
était si basse. A lintérieur, jatteignais
presque de la tête le niveau de la toiture. Les murs à
claire-voie mobligèrent à faire du feu nuit
et jour pour éviter le froid et l'humidité. Une autre
équipe coupait les herbes et ouvrait des routes pour circuler
commodément à travers la mission. Tout cela ressemblait
beaucoup à Bethléem et à Nazareth, et Jésus
y était aussi. Je vivais au milieu de la chaude sympathie
de tous mes chrétiens et catéchumènes. Jamais
le moindre ennui, la moindre tristesse, mon cur était
toujours dans la joie, jamais le découragement n'a effleuré
mon âme.
Une belle fête.La veille de la Toussaint, javais
eu de nombreuses confessions, car les chrétiens, venus parfois
de bien loin, voulaient eux aussi assister à la première
grande fête célébrée dans leur pays.
Le 1er novembre donc, un gong retentissant rassembla tout le monde
dans notre chapelle, tout juste assez grande pour contenir deux
cents personnes debout coude à coude. C'était la première
messe célébrée à Bafang. Cette pensée
m'étreignait d'émotion. L'autel était orné
des plus belles fleurs du pays, deux modestes bougies l'illuminaient.
Mes deux enfants de choeur récitèrent bien leur répons,
mais mon thuriféraire avait oublié mes leçons.
Je lui avais pourtant bien enseigné quand et comment il devait
encenser. Après le chant de l'Evangile, je me tourne vers
lui pour que, selon les règles liturgiques, il encense le
célébrant. Ne voilà-t-il pas que mon thuriféraire
fait une génuflexion à l'autel et l'encense trois
fois, se tourne du côté de l'évangile lui fait
une génuflexion et l'encense trois fois et recommence la
même cérémonie du côté de l'épître;
puis, fier de son savoir-faire, il va s'asseoir tranquillement sur
son tabouret et n'en bouge plus jusqu'à la fin de la messe.
Notre-Dame du Sacré-Cur.Dès mon arrivée
à Banka-Bafang, je songeai à mettre la mission nouvelle
sous la protection d'un saint. Qui pouvais-je mieux choisir comme
protectrice que la Bienheureuse Vierge Marie, sous le si beau vocable:
« Notre-Dame du Sacré-Cur ? » J'arrivais
sans un sou vaillant pour commencer ma mission, la sainte Vierge
me montra tout de suite qu'elle prenait ma mission sous sa protection.
Un jour, je rencontrai une dame que je connaissais bien, elle vint
visiter la mission commençante. A brûle-pourpoint,
elle me dit: « Quel nom donnerez-vous à votre mission
? » Sans hésitation, je lui dis: « Ma mission
s'appellera: Mission Notre-Dame du Sacré-Cur. Marie
est l'espérance des désespérés. »
« Des désespérés, s'écrie-t-elle,
des désespérés ! » Aussitôt, elle
tire de son sac à main un billet de cinq cents francs et
sans rien dire elle le remet, avec émotion, au désespéré
qui n'était pas désespéré du tout.
LE DÉVOUEMENT DES NOIRS
Je commençais donc la construction de la mission de Bafang
dans une grande pauvreté. Mais toute l'histoire de l'Eglise
n'est-elle pas remplie de détresses pareilles ? Admirez maintenant
le dévouement de mes braves Noirs, eux que l'on dit si prompts
à demander et si revêches à donner. Comme je
n'avais pas d'argent, durant toute la première année
et plusieurs mois de la seconde, les chrétiens et les catéchumènes
me fournirent gratuitement et quoti-diennement tout ce qu'il fallait
pour ma nourriture: légumes, viande, fruits. Les gamins recherchaient
dans le bois de beaux champignons et me les appor-taient dans leur
petit panier, ne me demandant comme paiement qu'une image, surtout
celle de leur saint patron. Durant une année, chaque jour,
des ouvriers, parfois en foule, venaient s'offrir pour un travail
que je ne leur payais pas. Bien des fois, j'ai dû en renvoyer
une grande partie: ils étaient trop nombreux pour les quelques
outils que j'avais à leur remettre entre les mains: une pelle,
un marteau, deux coutelas, un râteau. Mal-gré tout,
le travail avan-çait. Je fis bâtir d'abord une grande
et large église; puis une école où s'entas-saient
une centaine d'écoliers. Ils arrivaient hélas le ventre
creux, car les vivres étaient rares au village. Un jour,
en visitant l'école, je vois un enfant pleurer à chaudes
larmes. « Qu'as-tu, mon enfant, lui dis-je, es-tu malade ?
Non, me répondit l'enfant, j'ai faim. » Je décidais
alors de donner journellement à chaque écolier un
petit paquet de gâteaux indigènes, préparés
par les femmes, et qui me coûtaient un sou pièce. Les
enfants me donnèrent alors le surnom de « Papa gâteau
».
Je fis construire encore une grande maison d'habitation, car je
pensais bien que je ne resterais pas toujours seul. En effet, l'un
après l'autre, je reçus trois confrères, deux
Pères et un Frère, qui furent pour moi des auxiliaires
pleins d'entrain et de dévouement.
Non moins grande que leur ardeur au travail, étaient la ferveur
et l'enthousiasme des indigènes pour la religion. Dès
les premiers jours, je me mis à enseigner régulièrement
les catéchumènes. Je me munis d'un cahier d'appel.
Aux premières leçons, je n'avais pas de nombreux auditeurs.
Mais s'entendre appeler par leur nom ! Oh, qu'ils aimaient cela
! Entendre leur nom, eux qui se croyaient rien ! Aussi, chaque jour,
j'avais à inscrire de nouveaux catéchumènes.
Si par hasard, j'oubliais un nom, quelle protestation véhémente.
Peu à peu j'eus mon cahier rempli de noms et lheure
du catéchisme se passait en grande partie à faire
lappel. Je dus donc y renoncer. Je commençais mon catéchisme
par leur apprendre par cur le mot à mot du texte, puis
j'en donnais l'explication mêlée de belles histoires
de l'Ecriture Sainte ou de l'Evangile. Ils étaient ravis,
silencieux, la bouche et les yeux grands ouverts. Il y avait séance
de catéchisme pour les femmes chrétiennes, tous les
mercredis, aprés la messe; le jeudi soir pour les ouvriers.
Elle était suivie de la bénédiction du Saint
Sacrement et de la prière: aucun chrétien n'aurait
voulu y manquer.
LE CULTE DU SACRÉ-CUR
Dès les premiers mois, j'établis pour les hommes la
confrérie du Cur de Jésus. Chaque dimanche,
après la bénédiction du Saint Sacrement, je
réunissais les membres pour leur expliquer en quoi consistait
la dévotion au Cur de Jésus. Beaucoup de chrétiens
voulurent peu à peu sy faire inscrire.
La veille des premiers vendredis du mois, je passais presque toute
la journée au confessionnal: non seulement les chrétiens
de Banka, mais aussi ceux qui demeuraient jusqu'à une journée
de marche de Banka voulaient communier, «faire leur premier
vendredi du mois». Le lendemain, réconfortés
par la venue en eux de leur Seigneur Jésus, ils retournaient
heureux dans leurs villages.
En ces mêmes veilles de premiers vendredis, de six à
sept heures, se faisait l'exercice de l'heure sainte, dans une église
aux trois-quarts remplie d'un côté par les hommes,
et de l'autre par les femmes. L'heure sainte était partagée
en quatre quarts d'heure; chaque quart d'heure: un chant, une dizaine
de chapelet, une instruction sur le Sacré-Coeur.
Le dimanche suivant le premier vendredi, le Saint Sacrement était
exposé durant la sainte messe qui était suivie de
la procession dans l'intérieur de l'église. Ensuite
commençait l'adoration du Saint Sacrement par les membres
de la confrérie du Cur de Jésus. Ils se relayaient
au pied de Jésus, d'heure en heure, jusqu'au soir. Quel étonnement
fut le mien, l'un de ces dimanches. J'assistais à une heure
d'adoration au milieu de laquelle j'entendis un chant en langue
indigène. Au refrain un même mot, plusieurs fois répété,
me frappa: tchié, tchié, tchié. « Que
veut dire cette fin de mot indigène » demandais-je
à un chrétien au sortir de l'église. «
Mais c'est ton nom, Père, me répond le chrétien;
on a composé un chant indigène et l'on demande à
Jésus de te bénir et de te conserver encore longtemps
parmi nous ». Oh ! les braves gens ! Quelle joie de se dévouer
pour eux.
Que dire de nos belles processions de la Fête-Dieu et du Sacré-Coeur...?
Cette dernière fête n'était point renvoyée
au dimanche, elle se célébrait le vendredi même.
Voyant l'enthousiasme de tous les chrétiens à la préparer,
l'administration et le commerce décidèrent de donner
congé à leur personnel ce jour-là jusqu'à
midi, certains qu'ils étaient de n'avoir personne au travail
avant cette heure. La veille, activité fébrile: routes
à sarcler, reposoirs à orner, etc. Les gens réputés
riches apportaient leurs plus beaux pagnes pour couvrir les autels,
ornés des plus belles fleurs du pays, et entourés
de palmiers nains. Le vendredi, dès l'aurore, tout le monde
est déjà sur pied et attend le signal du gong pour
entrer dans l'église. La messe que chante toute l'assemblée,
pleine de ferveur, est suivie de la pro-cession. Le suisse, vêtu
d'un véritable habit de suisse, marche en tête; suivent
douze enfants de chur en soutane rouge et long surplis à
dentelle; des fillettes, tout de blanc vêtues, lancent des
fleurs devant Jésus-Hostie. Un groupe d'hommes solides portent
une lourde croix qui, maintenant, au cimetière de Bafang,
étend ses bras pleins d'espérance sur les tombes de
nos chrétiens décédés. La musique de
Dschang, venue à pied pour rehausser l'éclat de la
fête, accompagne du son de ses instruments, les chants français,
que tous nos chrétiens connaissent. Vient enfin le Saint
Sacrement, porté par le prêtre, sous un dais magnifique
de riche étoffe de soie blanche. Après le chant du
Tantum Ergo, le célébrant bénit la foule prosternée
jusqu'à terre; puis de toutes les lèvres s'élèvent
les acclamations finales. A leur accent, l'on se croirait à
Lourdes, parmi les cris enthousiastes des foules de pèlerins.
Avec ordre, sans bousculade, on rentre à l'église
où un dernier chant, une dernière bénédiction
termine la cérémonie. Tout le monde alors, rempli
de joie et d'émotion, se retire dans le calme, le visage
épanoui et rayonnant de la grâce de Dieu.
La narration des humbles commencements de la petite mission de Bafang,
devenue depuis si prospère, se termine « à ce
point » comme écrivent nos Noirs, à la fin des
lettres adressées à leurs amis.
Ami lecteur, vous avez pu amplement constater que ce fut bien le
Cur de Jésus lui-même qui en fut le vrai fondateur.
Le père Gontier ne fut qu'un pauvre instrument entre les
mains du Divin Maître.
Mgr Plissonneau, notre vénéré et regretté
préfet, me disait un jour dans une de ses lettres: «
Père Gontier, mettez-vous tout entier à l'ouvrage
»
« Eh oui ! Monseigneur, lui ai-je répondu, je m'y suis
mis tout entier, avec toutes mes qualités et tous mes défauts
»
P. GONTIER.
(Extrait du «REGNE DU SACRÉ-COEUR» 62° année
NN° 1, 2, 3)
AVANT-PROPOS,
EXERGUE - CAUSES
INTRODUITES
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