Le Père LEGAY Paul (Pierre Claver)
(1884 - 1974)

Né le 29.02.1884 à Forges (Meuse)
Profès le 23.10.1903 à Sittard
Perpétuelle le 07.12.1908 à Louvain
Prêtre le 05.06.1909 à Malines
Décès le 21.02.1974 à Dauendorf (67)
Sup. loc. Mons (1911-1917)
Brugelette (1918-1920)
Cons. Prov. GB (1919-1920)
Sup. Prov GB (1920-1923)
Sup. loc. St-Quentin (1923-1924)
Blaugies (1924-1927)
Chef-Boutonne (1927-1931)
Lille (1931-1938)
Cons. Prov. GA (1936-1937)
Sup. loc. Neussargues (1938-1944)

J'ai bien hésité à accepter d'écrire, comme me le demandait avec instance le Père Flan, une notice biographique sur le Père LEGAY : je me sentais vraiment incompétent. De nombreux confrères, heureusement, m'ont porté leur précieux concours. Qu'ils en soient ici profondément remerciés et veuillent être indulgents pour les lacunes de ces quelques pages.

ENFANCE A FORGES SUR MEUSE :
Paul Legay naquit, le 29 février 1884, dans le petit village de Forges situé en pleine forêt des Côtes de Meuse, au N-O de Verdun. Il est baptisé le 3 mars. Le milieu familial profondément chrétien a fortement marqué les premières années de Paul.
Le papa, tisserand, est sur son métier à longueur de journée, mais l’ambiance n'est pas triste du tout, car sa voix, bien timbrée, est aussi alerte que sa navette : c'est le chantre de la paroisse. Le petit Paul, accroupi dans son coin, le contemple, l'écoute avec ravissement, et bientôt l'imite aussi fort qu'il peut. On doit dire que toute sa vie en sera marquée... et vérifiera son nom.
Et pourtant les épreuves ne vont pas manquer : le bébé est à peine âgé de deux ans que sa maman meurt ; il en a tout juste dix, quand son père, remarié depuis quelques années, rejoint sa première épouse. La profonde foi de ce foyer va cependant lui permettre de triompher sans traumatisme de ces bouleversantes séparations. La belle-maman est attentive à tenir la place des deux disparus. Paul lui conservera toujours une profonde affection. L'exemple de sa vie chrétienne convaincue va permettre à deux vocations de s'épanouir : Paul deviendra le Prêtre du S-C que l'on sait, et sa soeur entrera plus tard chez les Dominicaines où elle mènera une vie religieuse presque aussi longue et tout aussi bien remplie que celle de Paul. Mais n'anticipons pas.
FAYET (1894-1902) : en octobre 1894, l'enfant a 10 ans et demi; survient un évé-nement qui m'a longtemps intrigué : le curé de ce petit village s'en va conduire son jeune enfant de choeur... à l'école apostolique de Fayet, située à plus de 250 km de là, alors qu'il y a des séminaires tout près. Je sais bien qu'il y avait à l'époque une demi-douzaine de: meusiens dans cette maison fondée par le Père Dehon 12 ans plus tôt. Le livre du P. Ducamp me rappelle aussi que curés et évêques de France étaient très sensibilisés à l'appel que leur avait lancé Mgr Gay, quelques années plus tôt, en faveur de la vie réparatrice et de la dévotion au S-C. Mais je n'avais rien de précis. Or, en cherchant à approfondir les raisons pour lesquelles le Père Legay visitait quotidiennement le cimetière de Raon, une lumière a jailli : le Père Edouard et son frère Louis étaient originaires de Malancourt, petit village voisin de Forges (8 km), en pleine Argonne. Les deux Aimond devaient donc vraisemblablement connaître sa famille et son curé...
Voici donc Paul à l'école apostolique de Fayet. La maison est en plein essor : le nouveau bâtiment est sorti de terre 4 ans plus tôt ; la chapelle vient d'être érigée par le Père Mathias; le 1er petit clerc ordonné l'a été quelques mois avant la venue du jeune Meusien, l'année même du jubilé sacerdotal du Père Dehon. Cette nouvelle famille est pour Paul vivante et dynamique. Dès sa 6e, il se met au grec avec passion et étudie le latin dans les Pères de l'Eglise. Les contacts avec le Père Dehon sont très étroits, soit que le T.B.P. vienne à Fayet, soit que les élèves se trouvent à Saint-Jean ou rue des Frères Desains. L'école a sa chorale son équipe de musique instrumentale. Ce jeune apostolique, sérieux et zélé, zélé, est bien vite repéré par son Recteur qui va l'utiliser pendant les vacances pour travailler à la quête (oui, déjà) et dans les dernières années du siècle en fera l'infirmier de la maison. Ainsi déjà transparaît cette attention aux autres qui caractérisera sa vie religieuse.
Une anecdote pour montrer combien ces souvenirs des huit années de Fayet restent profondément vivaces jusqu'au bout : elle s'est produite à Dauendorf... cinq mois avant sa mort. Je vais lui faire une petite visite. Le Père est allongé dans son lit, chapelet en main ; nous bavardons quelques instants et, en partant, pour relancer sa prière, je lui dis gentiment : "Vive le Coeur de Jésus". Sa figure s'épanouit et la réponse jaillit de sa voix fluette de vieillard : "Dans nos p' tits coeurs". C'était le salut, à l'école «angélique», 70 ans plus tôt.

NOVICIAT DE SITTARD ( 1902-1903) : les humanités terminées, Paul quitte Fayet et le Père Mathias pour faire son noviciat à Sittard, dans le Limbourg Hollandais. Cet exil est nécessité par le combisme qui contraint à la dispersion toutes les communautés religieuses. La Meuse -qui coule à 10 km à l'ouest -le fera rêver plus d'une fois au petit village natal de Forges, qu'il n'a pas oublié.
Voici donc le Frère Pierre Claver, notre jeune novice, à l'école du Père André Prévot, dont le Père Dehon disait : "Il fut dans l'oeuvre, non seulement un réparateur, mais «Le Réparateur». Une année enrichissante donc pour sa vie religieuse et son amour du Sacré-Coeur.
Le contact quotidien avec les novices d'Allemagne lui permet par ailleurs une maîtrise intéressante de la langue de Goethe, qu'il entretiendra par ses lectures et n'oubliera plus.
Une intervention chirurgicale à l'hôpital de Maestricht va retarder d'un mois sa profession religieuse, qui n'aura lieu, pour lui, que le 23 octobre 1903.
Première année de Philosophie : LOUVAIN (1903-1904). Il rejoint alors ses confrères à l'ancien couvent des Annonciades de Louvain, sur les bords de la Dyle. Le grand scolasticat, chaussée de Bruxelles, ne sera construit que deux ans plus tard. Les Prêtres du S-C n'ont la jouissance que d'une petite portion du bâtiment : c'est vraiment la vie à l'étroit, la pauvreté dans un site as-sez maussade. Heureusement que les cours de philosophie des Pères Jésuites passionnent tous ces jeunes.
Détail intéressant, c'est dans le courant de cette année de Philo que le Père Dehon prend, un jour, le jeune scolastique à part, pour lui annoncer la nouvelle du retour chez les Prêtres du S-C de son ami Adrien Guillaume. Ce jeune Lorrain avait quitté Fayet, après ses humanités, pour entrer au séminaire de Verdun et le voilà qui allait retrouver, à Sittard, le Père André Prévot. On devine la joie de Paul.
ISSY-LES-MOULINEAUX (92) 2e année de Philosophie (1904-1905) : la 2e an-née de phi-losophie, le Frère Legay va la passer, avec quelques-uns de ses confrères de Louvain, au séminaire Saint-Sulpice Il semble bien, d'après une note écrite de sa main, que la raison en ait été de se faire de la sorte dis-penser de son service militaire qui, à l'époque, durait deux ans.
Au retour d'Issy, les scolastiques viennent à St Quentin passer quelques jours de vacances dans la maison du T.R.P. qui a pu être rachetée pour une somme assez modique, Tout le monde mange à la même table. Le Père Dehon au Frère Legay : "Allez, faites la salade". -"Mais, Père.. je ne sais pas...~' -"Eh bien, je vais vous l'apprendre". Et, pendant les semaines passées à St-Quentin le jeune scolastique a fait quotidiennement la salade. Détail insignifiant, peut-être, mais qui montre la simplicité et la cordialité des rapports entre le Père Dehon et ses jeunes.

ROME. 1ère ANNEE DE THEOLOGIE (1905-1906)
A la fin des congés, le P. Dehon va emmener le jeune scolastique à Rome où il passera plus d'une année. Il va s'initier à la théolo-gie, c'est sûr, mais aussi vivre en contact avec le T.B.P. plusieurs mois durant. Il peut visiter, en sa compagnie, ce haut-lieu de la chrétienté, découvrir les merveilles de l'histoire de l'Église inscrites dans la pier-re, faire connaissance avec le Pape Léon XIII et juger de l'estime de ce grand Pontife pour l' action sociale et religieuse de son Supérieur Général.
C'est à Rome qu’il fait la connaissance des confrères de la Péninsule et particulièrement des PP. Duborgel et Gaspari, qui ne vont pas tarder à mettre sa compétence à contribution.

LOUVAIN. 2e ANNEE DE THEOLOGIE (1906-1907) :
à la rentrée scolaire 1906, le voilà de retour à Louvain. Le Cardinal Mercier vient de donner l'autorisation de construire le nouveau scolasticat, chaussée de Bruxelles (le 21 septembre). Les jeunes sont encore sur les bords de la Dyle, mais vivent d'espoir belle bâtisse, magnifiquement située.,. et le Frère Legay n'hésite pas à consacrer tout son temps libre...
ALBINO. Province de Bergame, Italie (1907-1908) : les enfantements sont toujours laborieux. Cette année scolaire va être celle de la première école apostolique d'Italie. Le Père Gaspari, "son copain de toujours" dira-t-il plus tard, a besoin de professeurs, de quelqu'un qui connaisse bien l’italien. Comme le Frère Legay est dispensé du service militaire, il se fait un plaisir d'accepter. Ce lui sera l' occasion de rencontrer, à Bergame, l'abbé Roncalli, futur Jean XXIII, secrétaire de l'Evêque Mgr Radini Tedeschi, grand ami du Père Dehon. Ainsi, c'est dans cette école provisoire, à l'ombre de N-D de la Guadeloupe, que le Frère Paul Legay va, pour la première fois, faire la classe à de jeunes apostoliques... et c'est en Italie.

LOUVAIN (1908-1909) : 3e année de théologie. Prêtrise. Il va regagner Lou-vain pour sa troisi-ème année de théologie. Il aura la joie -lui qui rêve de missions -d'être ordonné sous-diacre par Mgr Grison, premier missionnaire du Congo, et assister, dans la même cérémonie, à l'ordination sacerdotale de son ami- le Père Guillaume. La sienne lui sera conférée à Malines par le Cardinal Mercier, le 5 juin 1909. . .
MONS (1909-1917). Professorat et Rectorat. Le Père Guillaume va quitter le scolasticat pour assumer la direction de St-Clément et le Père André, provincial, lui donne comme professeur le Père Legay. Cette collaboration ne durera que deux ans. Devant le développement de la province hollandaise, le Père Kusters doit partir pour une nouvelle fondation aux Pays-Bas. Le jeune Père Guillaume est appelé à lui succéder, Chaussée de Bruxelles, tandis que le P. Legay (qui a 27 ans) est nommé Recteur de Mons. Le jeune professeur a beau se débattre pour éviter la charge, le Père P. Bertrand ne cède pas et le T.B.P. lui dit simplement : «Ne vous inquiétez pas, j'irai vous installer» !
Il y a 4 ans que St-Clément a quitté le château du Manage pour s’installer à Mons dans un pensionnat désaffecté. Deux des collaborateurs du père Legay nous sont bien connus : le P. François Héberlé, spécialiste d’histoire et le petit P. Pergent, économe infatigable. Le Père Recteur les retrouvera tous les deux à Blaugies.
Fin 1913, la Congrégation vit dans l'inquiétude: l'ancien Provincial, Maître des novices de tous les pionniers, est en train de mourir à Brugelette. Le Père Fondateur alerté arrive à Mons dans la soirée du 25 novembre et le Père Legay lui propose un taxi. Mais le T.R.P., qui a plus de 70 ans et se sent fatigué, remet le voyage au lendemain.,. quand ils arriveront au noviciat, dans la matinée du 26, le bon Père André Prévot était parti pour le ciel.
Au moment de la guerre de 1914, la tâche la plus urgente, pour le Recteur de St Clément, est le retour en France de tous ses jeunes (dont les aînés allaient bientôt être mobilisés) pour qu'ils ne soient pas coupés de leur famille. Les PP. Legay, François et Pergent restent sur place : ministère et service d'entr'aide ne vont pas manquer. Cinq des confrères de la communauté vont tomber au front. Les bâtiments devenus déserts sont mis à la disposition de l'Etat ; la chapelle servira un temps d'église paroissiale. Le Père Recteur, gardien de la maison, s'occupe de la chapelle du Sacré-Coeur et devient l'aumônier de Ste Thérèse à Nimy. C'est là, notons-le au passage, qu'il fera connaissance - par leur tante religieuse - des jeunes Marc et Joseph Paris.

BRUGELETTE (1917-1923) : Supérieur, vice-Provincial, puis Provincial.
En 1917, il quitte Mons pour assurer la direction de la maison de Brugelette, noviciat vidé par le conflit, où il trouve le P. Augustin Jacquemin qui y poursuit son travail de Fayet. Vice-Provincial en août 1919 il remplacera, au bout de quelques mois, le Père Gaillard -dont la santé est défaillante. On peut soupçonner facilement que les multiples destructions, dispersions et disparitions causées par la guerre ne facilitent pas sa tâche, nécessitent bien des voyages et une collaboration étroite avec son ami, le P. Augustin. Il s'agit de trouver les ressources nécessaires pour panser les blessures, assurer la reprise normale des maisons de formation et de toutes les tâches apostoliques. Aussi, lorsque le Père Dehon lui parle du projet d'érection du Temple du Sacré-Coeur, à Rome, est-il plutôt réticent.
Pressenti par le P. Général pour trouver un procureur pour les Missions -le Cameroun vient d'être pris en charge par la Province - la discussion ne va pas traîner. "Eh bien ! mais... cherchez un procureur". -"... Je n'en vois pas d'autre que moi !" -''C'est çà ! Je vous donne ma bénédiction". Il ne reste plus qu'à aller de l'avant.
C'est l'époque où les PP. Haas et Gauthier se chargent de la paroisse ouvrière d'Amnéville (octobre 1920) ; l'époque où l'école de vocations tardives St François-Xavier de Frésignies-les-Brugelette va être transférée à Domois, dans une annexe de l'orphelinat du Chanoine Chanlon (1921). Ces deux oeuvres sont prises en mains par les PP. Devraine, Aubert et C. Humbert.
Quelques souvenirs personnels : durant l'année scolaire 20-21, j'étais au collège de Laigle à Grenoble et je songeais aux Prêtres du S-C et aux Missions. J'envoie un mot à mon oncle de Brugelette (jamais revu depuis mon baptême) ; j'ai la surprise, un matin, de voir arriver à Grenoble... Le P. Legay... à qui j'ai même servi la Messe. Ça lui faisait tout de même plus de 1 600 km aller et retour, depuis Brugelette ! Ce fut mon premier entretien avec un Prêtre du Sacré-Coeur.
J'ai vécu six mois dans sa résidence de B. (de la Toussaint à Pâques) pour mon apprentissage du latin avec le Père Paris (senior). C'est le Père Provincial qui me dépannait quand j'achoppais sur les verbes irréguliers. On me donnait une leçon... de discrétion, quand je sollicitais les timbres du Cameroun aperçus sur sa table : "Quand on rentre dans la chambre d’un supérieur, on ne fait pas l'inventaire de son bureau". Une fois la parenté entre "reor" et "rati sunt" expliquée, il me donna gentiment les timbres. La double leçon était enregistrée.

1er SEJOUR ST-QUENTINOIS (1923-1924) : son provincialat terminé, le P. Legay est envoyé à la maison du Sa-cré-Coeur, rue des Fréres Desains. La ville ne s’est pas encore remise des destructions de la guerre. La Basilique, l’église St-Martin pas encore rendues au culte. Les salles d'oeuvre n’existent plus. Aussi le Sacré-Coeur accueille-t-il volontiers -malgré la distance-les garçons de St-Martin qui veulent continuer les "patros". J. Tupignon se souvient encore avec joie de ces moments de détente fraternelle, de ces nombreux rendez-vous pour la mise au point de l'opéra-comique : "Le dîner de Pantalon ou le plat d'oreilles". Il se souvient même que cette splendide représentation, au 3/4 chantée, fut jouée à la chapelle : il n' y avait pas d'autre grande salle.

RECTORAT DE BLAUGIES (1924-1927) : c'est à la fin de cette année St-Quentinoise que le Père Legay va partir comme recteur à Blaugies. Il voudrait pourtant bien s'en aller en Mission, mais le Père Dehon lui réplique avec humour : "Vous aurez les petits noirs de St- Clément !".
Nous sommes en 1924 ; un petit retour en arrière s'impose. Thieu a démarré, après la réquisition de Mons, en 1919, sous la direction du P. François Héberlé, compétent, simple, avec une pointe d'humour, qui lui per-mettait de tout obtenir de nous. Son mandat terminé, il est remplacé en 1923 par son frère, le Père Maximilien Héberlé, connu par nous sous le nom «Père Max»... C'était le jour et la nuit. Austère et sévère, il ne sut jamais gagner la confiance de ses jeunes apostoliques, malgré la présence de son frère qui s'efforçait pourtant d'arrondir les angles. Si j'en parle, c’est pour expliquer la scène suivante. Dans le courant du 3e trimes-tre 23-24, il descend du réfectoire des Pères et vient nous trouver dans la rotonde du sous-sol où mangeaient les élèves. Silence... Que se passe-t-il ?... «Je viens vous prévenir que j'ai donné ma démission, c'est le père Legay qui me remplace»... Un véritable tonnerre d'applaudissements éclate. Le Père nous quitte en silence, profondément bouleversé. Alors seulement nous avons compris la bêtise de notre geste.
Le Père Legay ne sera pas Recteur à Thieu, mais à Blaugies. Pourquoi ? Avec l'afflux des jeunes venus surtout de Bretagne, du Nord et de l'Est, le château Saint-Pierre s'avérait trop petit. Les supérieurs songent bien à un retour en France ; le Père Legay va même contacter l' Office des Cultes à Paris, mais sans résultat : le retour au pays nous est refusé. Un pensionnat désaffecté, à 2 km de la frontière (à 8km de Bavay), nous offre l’occasion rêvée, et, c'est l' implantation de St Clément à Blaugies, au sud de Mons. Tous les aînés sacrifièrent avec joie leurs grandes vacances pour assurer l'ouverture en temps voulu : nous allions être presque en France et nous aimions le nouveau supérieur venu plusieurs fois nous visiter. Quelle fut son équipe ? J'ai sous les yeux une photo de ces années : Le Père Philippe est entouré du P. Recteur, du curé de Blaugies, des PP. François, Colomb, Mounier, Steinmetz, Masson, Hospital, du Frère Hubert Delacroix. Le Père Mathias n'est pas dessus, et pour cause...
La première année de Blaugies a vu son état de santé baisser de plus en plus; en juillet la situation devenant alarmante, le Père Général (le père Dehon) vient nous visiter. C'est la seule fois où je l'ai rencontré. Il nous impressionna tous par sa haute stature, sa mine ascétique, sa voix fluette semblant tomber du ciel, sans parler de sa réputation de sainteté dont bien des fois le Père Recteur nous avait entretenus. Le 12 août suivant, il partait pour le ciel, rejoint dès le lendemain, par son fidèle Père Mathias. Nous étions alors en vacances.
Les témoignages sont unanimes, nous gardons tous un excellent souvenir de Blaugies, des classes de grec du P. Legay (qui souvent corrigeait nos cahiers dans le train), des pièces de théâtre, des équipées en France, avec costume de carnaval au retour (les élèves de l'époque savent ce dont je parle...), de la bonne entente avec la paroisse etc...
Une anecdote pour rompre la monotonie et montrer que le P. Legay n’avait pas à faire à de petits moutons (Bretons, Comtois, Alsaciens et d'autres savaient ce qu'ils voulaient). Un jour, un copain me coupe les cheveux ; je demande au P. Bidet de pouvoir monter au dortoir me laver tête. "Non, c'est désormais interdit par le Conseil des Pères". -"Mais enfin, c'est stupide!» Dimanche suivant, proclamation des notes de conduite et travail sur 5 : "Jacquemin : 3 - 5.''Alors, pour vous le règlement, c’est stupide ?...Mon cher ami, si vous n'êtes pas content ici, vous pouvez prendre la porte.". Au fond de moi, je pensais "Je n'ai plus besoin de me laver la tête, on le fait pour moi. !"

CHEF-BOUTONNE (1927-1931) -le Père Legay achevait son rectorat de Blaugies pendant notre noviciat. Le problème est le même : développement de la Province, implantation en France.. Bretagne et Vendée sont riches en vocations. Pourquoi ne pas créer quelque chose dans les Deux-Sèvres où nos Pères sont déjà au travail ? (P. Bouteiller, Doyen, Le père Zacharie Vernoux, Javarzay). Le Père Devraine y envoie donc le P. Legay avec les PP. L. Guth, Simonneau et Mounier, les scolastiques Pennec, Lamouche, Ponthieux et le Frère Michel André (frère du P. André). Le problème est triple : il s'agit de faire démarrer un début de séminaire en assurant tout à la fois l'école libre et le ministère du secteur paroissial .
Le P. Legay s'occupe de l'école libre, les PP. Simonneau et Mounier du démarrage de l'école apostolique, les scolastiques sont répartis entre les deux. Un seul bâtiment pour l'ensemble, des horaires très éprouvant, d'autant plus que le P. Legay dessert en outre Loizé où il se rend, naturellement, à pied. La distance de 4 km n'est pas faite pour l'effrayer, elle lui permet au contraire de contacter bien des paroissiens.
Tout le monde, là-bas, se souvient encore de ces offices chantants et priants, animés par les PP. Legay et Pennec. Mais devant les difficultés qui s'amoncellent (les deux écoles n'ont pas que des partisans), elles sont fermées une année. Une dizaine de jeunes sont alors dirigés sur Blaugies. Pour l'année scolaire 30-31, seul est repris un embryon de petit séminaire, avec logement des Pères au presbytère. Il ne durera qu'une dizaine de mois.

SCOLASTICAT DE LILLE (1931-1938) : naturellement, cette fermeture de 1'école de Chef-Boutonne ne laisse pas le Père Legay en chômage. Il va continuer la formation de ses anciens élèves et collaborer activement à la réimplantation de la Province sur notre sol en assumant la direction du scolasticat de Lille pendant 7 ans.
Un bref rappel historique est peut-être utile. Dès 1884 le scolasticat s'était implanté sur les bords de la Deûle. Après avoir changé 4 fois de maison, il avait fini par se fixer rue des Stations une dizaine d'années, quand les expulsions de 1903 vont le contraindre à émigrer sur Louvain. Après ce long exil de 28 ans, il vient enfin se réinstaller à Lille, rue Jean Levasseur, dans une portion des bâtiments du collège St-Pierre.
L'équipe que j'ai connue était la suivante : les PP. Legay (r.), Rabot (ass.), Roblot (éco.), Helleringer (répétit. de philo et liturgie).
Philosophie et théologie étaient suivies par tous à la Catho, à quelques centaines de mètres de là. Les cours étaient, dans l'ensemble, intéressants, mais, peut-être, un peu abstraits. Les Aînés, peu préparés à ce genre d'enseignement, eurent parfois des heures difficiles. Le Père Legay essayait bien de les y aider, mais ses nombreux voyages rendaient les résultats plutôt maigres.
L'un de ces vétérans pourtant, ancien officier de la guerre de 14-18, triomphait de toutes les difficultés très facilement et se faisait même le zélé professeur de ses confrères tout en descendant le Bd Vauban :
"Espèce impresse, espèce expresse... c'est très facile !". Il prend son chapeau ecclésiastique, donne un violent coup de poing dessus : "espèce impresse". Il le remet d' aplomb par un deuxième coup, en sens inverse, : « Espèce expresse !». Vous l'avez deviné, il s'agit du Père Lequeux.
Le Père Legay se souciait de la formation et du bien-être de ses sco-lastiques (même s'il oubliait les cigarettes aux jours de fête, c'était l'époque qui voulait ça),Il nous envoyait faire du ministère dans les pa-roisses environnantes. Il n'eut de cesse qu'il nous eût trouvé une maison de campagne, à Dieudonne, véritable havre de paix, après les mois harassants de Lille ; il veillait aux santés : handicapé du genou, à mon arrivée à Lille, il m'a immédiatement procuré une bicyclette ; il soignait la formation artistique : il fit donner des cours de violoncelle au P. Pennec.
Personne n'a oublié les pièces de théatre, les soirées fraternelles, les mimes désopilants au possible du brave Frère Hould, canadien. Je garde le souvenir, dans les années 32-36 que j'ai vécues, d'une communauté multinationale fraternelle : Canadiens, Hollandais, Lithuaniens, Polonais formaient avec les Français une vraie famille.

NEUSSARGUES (1939-1944) : aussi, les scolastiques apprirent-ils avec pei-ne sa nomination pour Neussargues à la fin de son mandat. Pour le Père Legay, c'était encore une nouvelle implantation, la plus méridionale de la Province. Elle démarre avec une trentaine d'élèves un peu perdus dans cette grande bâtisse aux parois à peine sèches.
Mais la Providence avait son plan : ce petit nid des bords de l'Alagnon allait se transformer en véritable termitière à la rentrée 1939.
D'abord par l'avalanche des écoles de Viry, Domois et Blaugies. C'était la guerre, il fallait évacuer pendant qu'on avait encore le temps. Le Père Legay était le Recteur en place ; nous nous sommes tous mis, sans hésitation, sous sa paternelle houlette : sa réputation ne datait pas d'hier.
1er grave problème : caser 210 élèves et leurs professeurs dans une maison qui en comptait 7 fois moins, 3 mois plus tôt . Autres problèmes, bien vite aigus, malgré l'optimisme du Père Roblot : les ressources et la nourriture. Heureusement qu'il y avait les lentilles (même si c'était monotone), les fourmes du Cantal, la fabrication du savon, l'abattage clandestin... Je me permets de rentrer dans tous ces détails car c'était la 2ème fois que le Père Legay assumait la responsabilité d'une maison pendant guerre. Au lieu de la "liquidation" de Mons en 1914, c'est ici "l'ac-cueil fraternel" de tous ceux qui viennent chercher asile... "en zone-li-bre",(pour combien de temps ?).
Après les écoles, surviennent le noviciat, le scolasticat, le bureau d’Amiens, les Pères Belges, Luxembourgeois. (Le brave Père Schuster, rescapé des massacres du Congo en 1964, sera notre collègue pendant 4 ans).
Mais n'oublions pas la deuxième avalanche des réfugiés civils, accueillis, eux aussi, à bras ouverts. On frappe soudain à la porte de la classe. «Excusez-moi, dit le Père Legay au professeur, il vient d'arriver des réfugiés, il nous faut les loger»... et la classe est prestement évacuée et aménagée. Cet incident s'est répété combien de fois ?...: Heureusement que les Soeurs Servantes du Coeur de Jésus sont venues nous prêter leur précieux concours : avec elles, lingerie, infirmerie, cuisine étaient assurées. Nous collaborions la main dans la main et nous sommes heureux de témoigner ici la reconnaissance de tous aux Soeurs Marie-J-B, Marie-Emilienne, Marie-Hélène, Marie-Gérard, Marie-Ludovic and Co..
A propos de cuisine, un fait divers me revient : nous étions contraints, ai-je dit, à l'abattage clandestin par le nombre des bouches à nourrir. Un jour, un fougueux taurillon s'échappe, du sous-sol et galope ostensiblement autour du bâtiment sans souci des angoisses qu'il nous donnait. Il fallut jouer au torero pour le reconduire au sous-sol, l'assommer, le dépecer. Nous n'avions pas achevé qu'un coup de téléphone retentit : "Allo, ici la gendarmerie ! Quelqu'un du lotissement vient de vous dénoncer comme vous livrant à l’abattage clandestin (sic). Faites tout disparaître. Dans un quart-d’heure nous montons faire 1'inspection (re-sic)". Ainsi, la gendarmerie comme la mairie -nous le verrons plus loin -marchait la main dans la main avec le Supérieur. Elle le savait Père d'une famille de 250 personnes et non pas trafiquant. Famille, soit dit en passant, qui atteignit parfois, avec les réfugiés, le chiffre de 380 couverts d'après les notes minutieuses du Frère Etienne.
Mais les réfugiés n'étaient pas les seuls soucis du Supérieur. Il y avait dans la communauté plusieurs Pères âgés que les désastres militaires déboussolaient littéralement. Je songe au Père François Héberlé, professeur d'histoire qui rendit son âme à Dieu le 4 mai 1940 (la date est significative). Le Père Eugène Paris le suivit quelques mois plus tard (13 janvier 1941). La coupure avec la zone occupée posait des problèmes angoissants : le jeune Emile Romain a perdu son grand frère Pierre, apostolique comme lui, sans que les parents aient pu être prévenus (14.6.41) Ainsi fut-il seul de la famille à porter, à l'époque, cette lourde croix. Lorsque le jeune Jacques Charvet, de la région lyonnaise, fut brusquement rappelé par le Seigneur, en fin de semaine (le 14.1.44), il fallut combien de démarches à la gendarmerie pour que sa famille pût être alertée
Mais il y avait aussi des moments charmants : que de belles promenades dans les environs, sur la planèze, dans les bois ! Des élèves viennent de passer le bac et vont bientôt partir au noviciat. Ils délèguent Pierre Verscheure au Père Legay : "Père, c'est la coutume de faire une promenade en fin d'études. Est-ce que vous êtes d'accord ?" -"Mais bien sûr... on va vous faire faire un petit pélerinage". Sourire du Supérieur et moue de l'intéressé. Ce fut en réalité une splendide excursion à Rocamadour, qui fit la joie de tous les participants.
Si de nombreux élèves ne pouvaient retourner en vacances en zone occupée, par bonheur l'Auvergne était une région fort pittoresque et la surveillance assez douce. Cela permettait de belles équipées au Lioran, au Puy-Mary, au Lac Sauvage et même à Saint-Cirgues pour la cueillette des pommes.
Précisons que, dès 1941, le Père Scheltienne était reparti en zone occupée avec toute une équipe pour la réouverture de St Clément de Viry.
Au fur et à mesure que les mois passent, la vie se complique, le danger allemand se rapproche. Combien de jeunes se sont réfugiés à Neussargues pour échapper au STO. Il faut ici rendre hommage à la Mairie, - j'y ai fait allusion plus haut, - qui nous fournissait toutes les cartes d'identité et de ravitaillement nécessaires. Nous avions, par ailleurs, le cachet d'une municipalité de l'Est dont les archives avaient brûlé : on pouvait donc créer des identités nouvelles sans complication. C'est ainsi que le Père Legay obtint pour le Père Potet le poste de Curé de Badaillac, à 20 km à l'est d'Aurillac, sous le pseudonyme de Dominique Bourmaud, avec tous les papiers nécessaires. Le Frère Deseine, après son Bac en 1943, se sentant talonné par les Allemands pour le STO, s'esquiva, en sollicitant en mairie quelques jours de congé. Il donna au secrétaire une fausse adresse si bien que, quand les Allemands se présentèrent au Père Legay, trois jours plus tard, ce dernier les envoya en mairie et tout fut réglé...
Accueillir son monde est une chose, maintenir la vie de famille malgré les différences de nationalité, d'âge, de choix politique en est une autre. Le Père Legay était le lien. Il y avait bien certaine tension entre les partisans de Pétain (les "anciens") et ceux de De Gaulle (les "jeunes" et même "les moins jeunes"). Le Père Legay nous laissait diffuser les nouvelles des journaux suisses, les mises au point de Von Gallen Bornwasser, Saliège, ancien évêque de St Flour, Théas...etc Il me, laissait même trafiquer les cartes d'identité juives. Ce n'était pas sans risque pour lui et pour nous...
Cela devint bientôt très pénible. Dans cette région montagneuse, le maquis devenait de plus en plus actif. Si tout le monde a oublié - sauf le père Jacquin -le nom de Geissler, neveu de Himmler, descendu par le maquis à Murat, chacun a présent à la mémoire les atrocités qui ont sévi dans la région... l'enterrement bouleversant des victimes, auquel de nombreux Pères assistaient. Neussargues fut bientôt imbriqué dans les affaires. Un jour, un convoi de vivres, vêtements, chaussures (j'en ai eu une paire) réquisitionné par les Allemands, est attaqué par le maquis qui s'empare du trésor dans le défilé qui descend vers Arvant. Nombreux blessés de part et d'autre. La Wehrmacht vient réquisitionner les salles d’étude au rez-de-chaussée pour ses blessés. A l'arrivée du docteur, j'entends encore un «collabo» s'écrier dans le vestibule : "Oh ! c'est le Docteur qui soignait les maquisards, ces jours derniers" (sic). Nous pâlissons tous... Que va-t’il se passer ? ... Le Feldwebel, plus humain que l'autre, fit simplement celui qui n'avait rien entendu. Tous les Allemands n'étaient pas des SS. Le jeudi de la fête-Dieu, branle-bas général dans toute la maison. Je vois encore (quelle imprudence !) plusieurs grands s'éclipser par l'arrière de la maison et courir du côté du Rocher Laval : un convoi militaire allemand entrait dans la cour de devant... (Pour la petite histoire) je descends près d'eux et demande innocemment l'autorisation... de les photographier. La réponse jaillit, gutturale : "Streng verboten" -"Gut, gut".. Très docile je regagne l'intérieur et, posté à l'infirmerie, derrière le rideau, j'ai tiré trois clichés-souvenirs (que j'ai encore d'ailleurs). Pendant ce temps, l'officier parlementait avec le Père Legay. I1 voulait s'installer dans la maison avec ses troupes et en faire un centre anti-maquis. Le Père Legay qui fait comprendre -avec sa persuasion coutumière -qu'il y a 250 personnes dans la maison, qu'on ne peut pas leur donner le rez-de-chaussée et donc que ce serait dangereux pour eux, qu'il leur conseille les locaux désaffectés dépendant de l'église de Celles, juste en face. L'officier se laisse persuader et le convoi se remet en route. Quelques instants plus tard, des coups de feu sur le coteau de l'autre côté de l'Alagnon. Plusieurs heures passent avant que nous soyons informés. Mr Oliger, le papa d'un élève, ayant appris un peu trop tard que les Allemands étaient à Neussargues, rassemble précipitamment dans le presbytère l'église de Celles, les armes que les maquisards déposaient chez lui quand ils descendaient visiter leur famille à Neussargues et court les jeter dans la forêt... Les Allemands, en train de monter, l'aperçoivent qui traverse la route et lâchent une rafale de mitrailleuse sur le coin de la forêt où il est entré... Le brave Mr Oliger, blessé à la jambe, continue sa course à travers le bois pour gagner le village sur la planèze. I1 s’est immédiatement caché dans une ferme et mis au lit. Les gens ne viennent nous prévenir que lorsque tout danger immédiat est écarté. Le Père Bumann et moi sommes allés lui procurer les premiers soins, mais il fallait l'hospitaliser... et les Allemands avaient gagné St-Flour ; nécessité donc d'un laissez-passer. Je l'obtins d’ailleurs assez facilement de l'officier qui avait parlementé avec le Père Legay, en lui disant... qu'il s’agissait... d'un domestique blessé d'un coup de pied de cheval. Et le voyage se fit sans histoire, justement dans une "un cheval" car nous n’avions évidemment ni auto ni taxi à notre disposition. Devant la gravité des événements, le P. Legay décide le retour en famille de tous les élèves de zone libre. C'était plus facile à prescrire qu'à réaliser. En ce qui concerne ceux de ma direction : voyage à pied de Neussargues à Arvant (50 km)... et de Lyon à Grenoble (100 km). Je passe sur les péripéties. Revenons à Neussargues. Huit jours après l'hospitalisation du blessé, coup de téléphone : "Vous pouvez venir chercher le malade".... Après avoir bien mûri la question, le P. Legay le fait ramener fin de soirée, à 1'insu de tous, sauf de la soeur infirmière et de son assistant. On l'installe discrètement dans la chambre touchant l'infirmerie. Le supérieur pensait la question réglée... Hélas ! les "collabos" ont toujours de bons tuyaux. Une semaine ne s'était pas écoulée qu'un officier allemand arrive avec toute une escorte : `'Vous avez un maquisard dans la maison. On vient perquisitionner. Inutile de tergiverser ; le Père Legay explique que ce n'est pas un maquisard mais le père d'un élève, blessé tout à fait accidentellement. «Conduisez-nous à sa chambre» Mr Oliger décrit en allemand tous les événements (il est de Sarrebourg) : blessure accidentelle quand il sortait de chez lui... il a combattu dans la Wehrmacht durant la guerre précédente... L'officier, non convaincu, l'emmène à St-Flour pour élucider le cas mais prévient le Père Legay en partant : "Vous, vous restez ici... Si vous partez, on fait sauter la maison". Le pauvre Père passe les jours suivants à mettre ordre à ses affaires... on peut soupçonner facilement son angoisse. Dieu merci, quelques jours plus tard, Mr Oliger regagnait Neussargues. La famille et toute la communauté poussaient un "ouf" de soulagement et rendaient grâce au Seigneur.

SAINT QUENTIN (1945-1950) : on comprend sans peine, après ce qui vient d'être rappelé, que le Père Legay avait besoin de changer d'air (si l'on peut dire) et de quitter ces lieux si douloureux pour lui ces derniers mois. II avait d'ailleurs 60 ans... et les années de guerre comptant double elles aussi, on pouvait dire que ça lui en faisait 68.
C'est le Père Lapauw qui va le remplacer dans le Cantal ; mais lui, où allait-on l'envoyer ? Quand on examine la composition du Conseil (Christen, G.Bertrand, Bouclier, Hass, A. Jacquemin), on comprend son souci de renouer avec St Quentin, notre "ville natale". Des tractations sont immédiatement entreprises avec Mgr Mennachet, tout heureux de renouer avec les "fils du Père Dehon" et de recevoir une nouvelle équipe sacerdotale. Mr l'Abbé Quennesson, curé de St Martin depuis 1939, est alors nommé chanoine honoraire et curé de Lesquielles-St-Germain et son vicaire envoyé à la paroisse St Jean Baptiste.
Un bref rappel de l'histoire de St Martin n'est pas inutile. Cette paroisse naquit grâce au zèle du Père Dehon pour le milieu ouvrier du secteur. Les deux premiers curés furent des Prêtres du S-C : le Père Herr puis le Père Lobbé qui dut abandonner sa charge pour raison de santé en 1931. Les deux curés suivants furent des prêtres séculiers, les abbés Moufflard (8 ans) et Quennesson (6 ans vicaire et 6 ans curé). L'abbé Quennesson résidait rue Xavier Aubryet. Mais, quand il fut démobilisé en 1940, se trouvant momentanément seul, les Soeurs Servantes lui offrirent une chambre au 71 de la rue de Paris. Et c'est là que le retrouva en 1945 le nouveau curé. Les deux vicaires désignés étaient les PP. Jean Enard et C. Humbert. Le premier, assez fatigué, fut remplacé au bout de 3 ans par le Père R. Labbé. Quant au P. Humbert, son état de santé ne lui permit même pas de rejoindre son poste ; il fut donc remplacé provisoirement par le Père Duhamel (qui aurait voulu partir en Mission)... Le provisoire devait durer 13 ans.
La tâche du Père Legay s'avérait difficile, disons-le franchement, parce que le départ des deux prêtres séculiers s’était opéré... de façon un peu autoritaire. Il fut simplement notifié par lettre (je l'ai eue en main) sans souci d'un vrai dialogue. Mgr ajoutait même, après avoir notifié, la nécessité du départ : "Votre réponse me donnera votre complet accord !". '
Il n'empêche que le Père Legay fut non seulement estimé mais aimé de ses paroissiens qu'il visitait sans souci des fatigues et de marches à pied parfois bien longues (il ignorait la bicyclette). L'abbé Quennesson, resté en contact avec ses anciens paroissiens, ne se souvient pas du moindre problème... et pourtant une délégation était allé trouver l'évêque au moment du changement pour obtenir le maintien de leur ancien curé. Mgr Guilbert, alors archiprêtre de la Basilique, m'a dit textuellement : "Je m'adressais à lui en toute confiance, parce que je savais que c’était un saint prêtre". Mais quels souvenirs en ont gardé les paroissiens ? L'un d’eux m'a raconté : "J'ai, un jour, sollicité de lui que ce soit le P. Duhame1 qui bénisse le mariage de ma fille fiancée à un ancien prisonnier. Il m'a tout de suite répondu : "Bien volontiers, ça fera plaisir à l’ancien prisonnier qu'est mon vicaire". «On le voyait visiter ses paroissiens par tous les temps, disent Mr et Me Cayeux. Il se promenait dans l'église en disant son bréviaire, son chapelet. La messe était souvent à 6 h. du matin. Chaque mois il y avait une réunion paroissiale présidée par une personnalité étrangère à la paroisse, réunion qui groupait de 150 à 200 personnes. C'était un saint prêtre, très près de ses fidèles ».
Sa santé finit par donner des inquiétudes (il allait sur ses 65 ans).
Père Simonneau lui est adjoint comme "pro-curé". Solution vite insuffisante qui amène le P. Bouclier à nommer le P. Rey comme nouveau curé de St-Martin. Ce dernier est intronisé le 30 octobre 1949. Le Père Legay va rester quelques mois sur place, sans charge nouvelle pour se reposer un peu.

CHEF-BOUTONNE 2e séjour (1950-1963) - un homme actif comme lui a vite be-soin d'autre chose. En février 1950 il part rejoindre à nouveau Chef-Boutonne où il va s'occuper de deux paroisses : Javarzay et St Martin d'Entraigues (trois km à l'ouest).
Détail typique qui caractérise bien notre bon P. Legay : le Pèré Deseine, au cours d'une tournée de recrutement, eut l'occasion de passer par Javarzay quelques semaines plus tard... Il trouve le curé du lieu en manches de chemise, en train de frotter énergiquement les murs intérieurs de son église froide et humide, recouverts sur une hauteur de deux mètres d'une mousse verte fort désagréable à voir.
Après plus de dix ans, quel souvenir garde-t-on de lui dans ce secteur pastoral ? J'ai sous les yeux l'appréciation de ses deux Doyens, les PP. Kirchner et Forrat, la réaction des parents du P. Tapin. Elles nous montrent un P. Legay fidèle à lui-même, homme de prière, c'était sa force.
Excusez-moi des répétitions... Levé de bonne heure, il se rendait immédiatement dans sa grande église, solitaire et froide en hiver, pour sa prière, sa méditation avant la messe. Il y revenait fidèlement pour son adoration, son bréviaire, sa prière du soir. Un vrai souci des âmes l'inspirait : les malades, les vieillards, les enfants, les gens dans la peine étaient ses privilégiés. -
S'il n'a pas fait d'A.C., il participait à toutes les réunions communautaires, remplaçant toujours volontiers un confrère appelé ailleurs par un travail. Jamais il ne refusait un service (sermon, conférence, leçons particulières). Le portrait serait incomplet si l'on n’ajoutait (comme toujours !) : il rayonnait la joie. Même seul, on le surprenait à chanter. Que de fois, au cours d'un repas, il se faisait littéralement le boute-en-train en y allant de sa chanson. Nous avons eu effectivement la joie de l'entendre chanter pour ses noces d'or sacerdotales en 1959. Pour ses confrères et les paroissiens du secteur, ce fut une vraie fête de famille ; une action de grâces.
C'était enfin et toujours un marcheur invétéré : Javarzay est à un bon km de Chef_Boutonne où il prenait ses repas. Saint Martin d'Entraigues, desserte, à plus de trois km de Javarzay. Or, quand il arrive dans le secteur, il a 66 printemps... il en aura presque 80 au moment de son départ. Tout au long de ses pérégrinations, ses coups de barrette et ses mots de sympathie sont restés célèbres. Il fallut, les derniers temps, presque se «gendarmer» pour qu'il acceptât d'être transporté en voiture.
Nous sommes à une époque où l'on se bat pour la retraite à 60 ans. I1 était bien l'heure, pour le curé de Javarzay -qui approchait des 80 -de prendre un peu de repos. Le Père Bourgeois va donc le rapprocher des Côtes de Meuse en l'envoyant à Raon-l'Etape. Nous sommes en 1963 ; il a 79 ans passés.

RAON-L'ETAPE~(1963-1971) : dans ce séminaire des Vosges, il retrouve une bande de jeunes qui lui rappellent Fayet, Albino, Mons, Blaugies, Neussargues... C'était un bain de jouvence, il était vraiment «chez lui»!. Pendant près de deux ans il va encore donner des cours de latin à l'un ou l'autre, mais ses facultés auditives s'amenuisant, il doit cesser. Pour rester actif, il traverse chaque jour à pied toute la ville pour se rendre au cimetière (2 km), y prier sur la tombe des PP. Kornprobst et E. Aymond, ce dernier originaire de Malancourt (on se souvient que Forges et Malancourt sont deux petits villages voisins).
Le scolastique de Rome et Albino n'a pas oublié l'italien ; aussi le voit-on fidèle à sa revue de la Péninsule qui, à son gré, n'arrive jamais assez vite chez le libraire. Plusieurs années durant, il sera le confident de confrères, de jeunes élèves et même d'enfants de la ville qui le trouvent toujours accueillant. Pendant de longs mois, c'est lui le jeune homme de 80, 82 ans... qui réveille la communauté, qui préside la prière du matin en l'absence du responsable. Et quand on lui fait remarquer qu'il ne doit pas se fatiguer, il a cette répartie : "C'est la seule chose que je puisse encore faire : prier.
Malgré la meilleure bonne volonté, le zèle attentif du Père infirmier, les ans sont là ; la maison n'est pas tellement pratique pour un organisme épuisé. A deux reprises, le P. Legay reçoit le sacrement des malades. Il faut trouver une solution.

DAUENDORF (1971-1973) Quand on va le transporter à Dauendorf en août 1971, le docteur ne lui donne pas un mois à vivre. Le bon Père va déjouer tous les pronostics et résistera gaillardement 2 années et demie. Mais, il faut le préciser, parce que c'est vrai, grâce à la sollicitude attentive des Soeurs, du Père Didierjean et de tout le personnel. Dauendorf est une vraie maison de repos : le Père à 10 mètres à parcourir pour être à la chapelle, faire son adoration, assister à la messe. Il pourrait évidemment la dire, assis dans sa chambre, mais c'est bien trop insolite pour lui. 3 ou 4 fois par Jour le Père Didierjean va bavarder avec lui, lui porte journaux et revues (sans oublier le ''Nouvel Alsacien" car le malade est fidèle à l'allemand), veille à ses médicaments, prépare attentivement biscuits et boisson pour la nuit. Des soeurs infirmières sont sur place pour lui prodiguer tous les soins nécessaires. A deux reprises, j’ai eu la joie de passer un mois de repos à Dauendorf, je parle de ce que j’ai constaté. Le Père Legay s'y trouve tout-à-fait en famille.
Comme toujours, ce qui saute aux yeux de qui l'approche, c'est sa prière vécue, son amour du Coeur de Jésus, sa fidélité à l'esprit de la Congrégation. Je me souviens de ses méditations et adorations silencieuses à l'entrée de la sacristie, près du tabernacle. Le chapelet est son compagnon fidèle.
Lui, l'homme actif que nous avons vu diriger maisons et paroisses, toujours sur les routes, il ne se sent pas isolé dans sa chambre : pour lui, le Corps Mystique est une réalité. Il pense aux Pères en activité et prie pour eux : «J'étais avec nos Pères au Cameroun» dira-t-il au P. Didierjean.Un autre mot de lui : "J'ai toujours aimé la famille du S-C". Sa dernière bénédiction sera pour la Congrégation.
Ses voyages, il est peut-être bon de le préciser maintenant, ont toujours eu un but apostolique, visites de vocations, ressources pour les Missions... démarches pour résoudre des cas douloureux ou difficiles. Dès qu'il s'agissait d'aider quelqu'un, rien ne l'arrêtait. On comprendra que la discrétion nous empêche de citer des faits précis : ils sont nombreux
Il était d'une bonté rayonnante : que de lettres reçues, de conversations entendues qui me parlent du «bon Père Legay». Il fut, sa vie durant, à l'écoute de l'autre, attentif à ne pas heurter, tout en sachant assumer ses responsabilités, quand il sentait devoir le faire. Dans une circonstance qu'il n'a pas précisée par discrétion, il a même avoué à Lyon avoir manifesté au Père Dehon son désaccord total concernant une décision prise par le Père Fondateur. Est-ce au sujet du Temple votif ?... Dieu seul le sait. On se souvient de son attitude face aux Allemands, affronté qu'il était aux problèmes de la Résistance et de l'occupation. I1 est conforme à la stricte réalité d'affirmer qu'il s'est montré tout à la fois énergique et prudent. Faut-il enfin rappeler que, lors de l'admission au sous-diaconat d'un scolastique au jugement défaillant, le Conseil de maison, supérieur en tête, s'était montré catégoriquement opposé à son avancement. Les événements ont montré bien regrettable que le Père Philippe n’ait pas abondé dans ce sens.
Malgré les soucis inhérents à sa charge, le Père Legay restait souri-ant, joyeux. Que de fois l'ai-je entendu me dire : "J'avais un père qui chantait tout le temps". I1 vérifiait le proverbe : "Tel père, tel fils". Ses chants liturgiques, son "Minuit, chrétiens" de Blaugies, ses airs d’outre-Rhin en fin de repas, pour mettre l'ambiance, restent célèbres.
"Jamais nous n'avons eu de si beaux cantiques" écrivait, il y a quelques jours, la maman du père Tapin. On peut même le préciser, c'est vrai, presque jusqu'à la dernière semaine, le Père Legay a vérifié son nom : non seulement fredonnant, mais chantant à pleine voix les airs de toujours.
J’ai même enregistré deux de ses chants, émaillés de réparties goguenar-des, en septembre dernier. Car il avait une réserve d'humour littérale-ment inépuisable. I1 faudrait un livre pour tout consigner. Au scolasticat le Frère Martin se dissipe. Le P. Legay agite sa sonnette et dit d'une voix douce pour le ramener à un peu de sérieux «Martine, frater». Ce dernier croit que c'est le signal de parler et s'écrie joyeux : "Per Cor Mariae". Eclat de rire général, supérieur en tête...et tout le monde put causer. A Neussargues, le Jour de la fête du Frère Etienne, je crois : «Bonne fête au Frère Etienne...et à tous ces bons Frères...qui nous feront la pige là-haut !».A St Quentin, en même temps que curé de St Martin, il est confesseur des religieuses. La scène se passe en 1950. Après la séance au confessionnal, il monte à l'Oratoire entendre une jeune postulante récemment opérée. Dans son mot final il a cette phrase savoureuse, si je puis dire: "Ne croyez pas, ma soeur, que vous êtes entrée en Religion pour avoir du sucre..." (A suivre). A Chef-Boutonne, le Père Kirchner et lui roulent en voiture. Le jeune chauffeur prend mal son tournant, la voiture dérape, monte sur le trottoir et s'arrête de justesse devant un bâtiment. Retour silencieux et gêné. Durant le repas, le P. Léonard pose timidement la question : "Alors, Père Legay, à quoi pensiez-vous quand la voiture partait à la dérive ?". L'oeil malicieux, le visage souriant, le Père lui répond : "Je pensais à la mort du chrétien !"; Eclat de rire général, l’ambiance était revenue.
A Raon-l’Etape, après le départ du Père pour l'Alsace, le Père Le Penven, en rangeant sa chambre, a la surprise de trouver trois ou quatre gros paquets, fort bien faits, minutieusement ficelés...Intrigué, il les ouvre -on ne sait jamais -et découvre que c'était un tas de vieux papiers à mettre à la poubelle.
On peut dire que jusqu'au bout, il a gardé sa lucidité, son calme serein... et même son humour. Voici la suite de l'histoire du sucre. La postulante est devenue supérieure, maîtresse des novices. Apprenant l'état de santé du Père Legay l'hiver dernier, elle vient gentiment à Dauendorf lui faire une petite visite et - incidemment - fait allusion à la petite phrase. La réponse jaillit spontanément : "Et alors, ma soeur, vous en avez eu ?...".
Un jour, le Père Didierjean lui prépare ses médicaments et lui dit : père, vous pourriez vous asseoir !" -"On va essayer, puisqu'on est outillé pour ça."
Quand le Père Didierjean lui demandait, les derniers jours : " ça va, Père ?". Il répondait tout de go : "Il s'en va !" en montrant du doigt le ciel. Pour lui, dans le plein sens du terme, la mort était une arrivée... Il demandera bien simplement, un soir, au Père Didierjean : "Aidez-moi à bien mourir".
Il est parti vers le Père, le jeudi 21 février 1974, huit jours avant ses 90 ans. Un humoriste, à sa manière, expliquerait sa persévérante jeunesse en montrant qu'il n'avait pas encore atteint son 23e anniversaire, puisqu'il avait la chance d'être né un 29 février. Mais restons sérieux !
La Province a tenu à témoigner de sa profonde reconnaissance à cette "colonne", comme dirait Saint Paul, des années héroïques de la Congrégation. Trente confrères assistaient à son enterrement. Tous étaient unanimes, le Père Legay est mort, comme il avait vécu, en homme de foi et de prière, en apôtre et vrai Prêtre du Sacré-Coeur. Soeur Marie-Jean, la supérieure à Dauendorf, qui a "vécu", peut-on dire, ses dernières années, étant jour et nuit à ses côtés, me confiait quelques instants avant la cérémonie : "On ressent un grand vide ici. La maison vient de perdre un saint prêtre".
«On juge l’arbre à ses fruits !»
Gabriel JACQUEMIN scj
(Info-Deho 25.5.74 page 96)


AVANT-PROPOS, EXERGUE - CAUSES INTRODUITES