J'ai bien
hésité à accepter d'écrire, comme
me le demandait avec instance le Père Flan, une notice biographique
sur le Père LEGAY : je me sentais vraiment incompétent.
De nombreux confrères, heureusement, m'ont porté leur
précieux concours. Qu'ils en soient ici profondément
remerciés et veuillent être indulgents pour les lacunes
de ces quelques pages.
ENFANCE A FORGES SUR MEUSE :
Paul Legay naquit, le 29 février 1884, dans le petit village
de Forges situé en pleine forêt des Côtes de
Meuse, au N-O de Verdun. Il est baptisé le 3 mars. Le milieu
familial profondément chrétien a fortement marqué
les premières années de Paul.
Le papa, tisserand, est sur son métier à longueur
de journée, mais lambiance n'est pas triste du tout,
car sa voix, bien timbrée, est aussi alerte que sa navette
: c'est le chantre de la paroisse. Le petit Paul, accroupi dans
son coin, le contemple, l'écoute avec ravissement, et bientôt
l'imite aussi fort qu'il peut. On doit dire que toute sa vie en
sera marquée... et vérifiera son nom.
Et pourtant les épreuves ne vont pas manquer : le bébé
est à peine âgé de deux ans que sa maman meurt
; il en a tout juste dix, quand son père, remarié
depuis quelques années, rejoint sa première épouse.
La profonde foi de ce foyer va cependant lui permettre de triompher
sans traumatisme de ces bouleversantes séparations. La belle-maman
est attentive à tenir la place des deux disparus. Paul lui
conservera toujours une profonde affection. L'exemple de sa vie
chrétienne convaincue va permettre à deux vocations
de s'épanouir : Paul deviendra le Prêtre du S-C que
l'on sait, et sa soeur entrera plus tard chez les Dominicaines où
elle mènera une vie religieuse presque aussi longue et tout
aussi bien remplie que celle de Paul. Mais n'anticipons pas.
FAYET (1894-1902) : en octobre 1894, l'enfant a 10 ans et demi;
survient un évé-nement qui m'a longtemps intrigué
: le curé de ce petit village s'en va conduire son jeune
enfant de choeur... à l'école apostolique de Fayet,
située à plus de 250 km de là, alors qu'il
y a des séminaires tout près. Je sais bien qu'il y
avait à l'époque une demi-douzaine de: meusiens dans
cette maison fondée par le Père Dehon 12 ans plus
tôt. Le livre du P. Ducamp me rappelle aussi que curés
et évêques de France étaient très sensibilisés
à l'appel que leur avait lancé Mgr Gay, quelques années
plus tôt, en faveur de la vie réparatrice et de la
dévotion au S-C. Mais je n'avais rien de précis. Or,
en cherchant à approfondir les raisons pour lesquelles le
Père Legay visitait quotidiennement le cimetière de
Raon, une lumière a jailli : le Père Edouard et son
frère Louis étaient originaires de Malancourt, petit
village voisin de Forges (8 km), en pleine Argonne. Les deux Aimond
devaient donc vraisemblablement connaître sa famille et son
curé...
Voici donc Paul à l'école apostolique de Fayet. La
maison est en plein essor : le nouveau bâtiment est sorti
de terre 4 ans plus tôt ; la chapelle vient d'être érigée
par le Père Mathias; le 1er petit clerc ordonné l'a
été quelques mois avant la venue du jeune Meusien,
l'année même du jubilé sacerdotal du Père
Dehon. Cette nouvelle famille est pour Paul vivante et dynamique.
Dès sa 6e, il se met au grec avec passion et étudie
le latin dans les Pères de l'Eglise. Les contacts avec le
Père Dehon sont très étroits, soit que le T.B.P.
vienne à Fayet, soit que les élèves se trouvent
à Saint-Jean ou rue des Frères Desains. L'école
a sa chorale son équipe de musique instrumentale. Ce jeune
apostolique, sérieux et zélé, zélé,
est bien vite repéré par son Recteur qui va l'utiliser
pendant les vacances pour travailler à la quête (oui,
déjà) et dans les dernières années du
siècle en fera l'infirmier de la maison. Ainsi déjà
transparaît cette attention aux autres qui caractérisera
sa vie religieuse.
Une anecdote pour montrer combien ces souvenirs des huit années
de Fayet restent profondément vivaces jusqu'au bout : elle
s'est produite à Dauendorf... cinq mois avant sa mort. Je
vais lui faire une petite visite. Le Père est allongé
dans son lit, chapelet en main ; nous bavardons quelques instants
et, en partant, pour relancer sa prière, je lui dis gentiment
: "Vive le Coeur de Jésus". Sa figure s'épanouit
et la réponse jaillit de sa voix fluette de vieillard : "Dans
nos p' tits coeurs". C'était le salut, à l'école
«angélique», 70 ans plus tôt.
NOVICIAT DE SITTARD ( 1902-1903) :
les humanités terminées, Paul quitte Fayet et le Père
Mathias pour faire son noviciat à Sittard, dans le Limbourg
Hollandais. Cet exil est nécessité par le combisme
qui contraint à la dispersion toutes les communautés
religieuses. La Meuse -qui coule à 10 km à l'ouest
-le fera rêver plus d'une fois au petit village natal de Forges,
qu'il n'a pas oublié.
Voici donc le Frère Pierre Claver, notre jeune novice, à
l'école du Père André Prévot, dont le
Père Dehon disait : "Il fut dans l'oeuvre, non seulement
un réparateur, mais «Le Réparateur». Une
année enrichissante donc pour sa vie religieuse et son amour
du Sacré-Coeur.
Le contact quotidien avec les novices d'Allemagne lui permet par
ailleurs une maîtrise intéressante de la langue de
Goethe, qu'il entretiendra par ses lectures et n'oubliera plus.
Une intervention chirurgicale à l'hôpital de Maestricht
va retarder d'un mois sa profession religieuse, qui n'aura lieu,
pour lui, que le 23 octobre 1903.
Première année de Philosophie : LOUVAIN (1903-1904).
Il rejoint alors ses confrères à l'ancien couvent
des Annonciades de Louvain, sur les bords de la Dyle. Le grand scolasticat,
chaussée de Bruxelles, ne sera construit que deux ans plus
tard. Les Prêtres du S-C n'ont la jouissance que d'une petite
portion du bâtiment : c'est vraiment la vie à l'étroit,
la pauvreté dans un site as-sez maussade. Heureusement que
les cours de philosophie des Pères Jésuites passionnent
tous ces jeunes.
Détail intéressant, c'est dans le courant de cette
année de Philo que le Père Dehon prend, un jour, le
jeune scolastique à part, pour lui annoncer la nouvelle du
retour chez les Prêtres du S-C de son ami Adrien Guillaume.
Ce jeune Lorrain avait quitté Fayet, après ses humanités,
pour entrer au séminaire de Verdun et le voilà qui
allait retrouver, à Sittard, le Père André
Prévot. On devine la joie de Paul.
ISSY-LES-MOULINEAUX (92) 2e année de Philosophie (1904-1905)
: la 2e an-née de phi-losophie, le Frère Legay va
la passer, avec quelques-uns de ses confrères de Louvain,
au séminaire Saint-Sulpice Il semble bien, d'après
une note écrite de sa main, que la raison en ait été
de se faire de la sorte dis-penser de son service militaire qui,
à l'époque, durait deux ans.
Au retour d'Issy, les scolastiques viennent à St Quentin
passer quelques jours de vacances dans la maison du T.R.P. qui a
pu être rachetée pour une somme assez modique, Tout
le monde mange à la même table. Le Père Dehon
au Frère Legay : "Allez, faites la salade". -"Mais,
Père.. je ne sais pas...~' -"Eh bien, je vais vous l'apprendre".
Et, pendant les semaines passées à St-Quentin le jeune
scolastique a fait quotidiennement la salade. Détail insignifiant,
peut-être, mais qui montre la simplicité et la cordialité
des rapports entre le Père Dehon et ses jeunes.
ROME. 1ère ANNEE DE THEOLOGIE (1905-1906)
A la fin des congés, le P. Dehon va emmener le jeune scolastique
à Rome où il passera plus d'une année. Il va
s'initier à la théolo-gie, c'est sûr, mais aussi
vivre en contact avec le T.B.P. plusieurs mois durant. Il peut visiter,
en sa compagnie, ce haut-lieu de la chrétienté, découvrir
les merveilles de l'histoire de l'Église inscrites dans la
pier-re, faire connaissance avec le Pape Léon XIII et juger
de l'estime de ce grand Pontife pour l' action sociale et religieuse
de son Supérieur Général.
C'est à Rome quil fait la connaissance des confrères
de la Péninsule et particulièrement des PP. Duborgel
et Gaspari, qui ne vont pas tarder à mettre sa compétence
à contribution.
LOUVAIN. 2e ANNEE DE THEOLOGIE (1906-1907) : à la
rentrée scolaire 1906, le voilà de retour à
Louvain. Le Cardinal Mercier vient de donner l'autorisation de construire
le nouveau scolasticat, chaussée de Bruxelles (le 21 septembre).
Les jeunes sont encore sur les bords de la Dyle, mais vivent d'espoir
belle bâtisse, magnifiquement située.,. et le Frère
Legay n'hésite pas à consacrer tout son temps libre...
ALBINO. Province de Bergame, Italie (1907-1908) : les enfantements
sont toujours laborieux. Cette année scolaire va être
celle de la première école apostolique d'Italie. Le
Père Gaspari, "son copain de toujours" dira-t-il
plus tard, a besoin de professeurs, de quelqu'un qui connaisse bien
litalien. Comme le Frère Legay est dispensé
du service militaire, il se fait un plaisir d'accepter. Ce lui sera
l' occasion de rencontrer, à Bergame, l'abbé Roncalli,
futur Jean XXIII, secrétaire de l'Evêque Mgr Radini
Tedeschi, grand ami du Père Dehon. Ainsi, c'est dans cette
école provisoire, à l'ombre de N-D de la Guadeloupe,
que le Frère Paul Legay va, pour la première fois,
faire la classe à de jeunes apostoliques... et c'est en Italie.
LOUVAIN (1908-1909) : 3e année
de théologie. Prêtrise. Il va regagner Lou-vain pour
sa troisi-ème année de théologie. Il aura la
joie -lui qui rêve de missions -d'être ordonné
sous-diacre par Mgr Grison, premier missionnaire du Congo, et assister,
dans la même cérémonie, à l'ordination
sacerdotale de son ami- le Père Guillaume. La sienne lui
sera conférée à Malines par le Cardinal Mercier,
le 5 juin 1909. . .
MONS (1909-1917). Professorat et Rectorat. Le Père Guillaume
va quitter le scolasticat pour assumer la direction de St-Clément
et le Père André, provincial, lui donne comme professeur
le Père Legay. Cette collaboration ne durera que deux ans.
Devant le développement de la province hollandaise, le Père
Kusters doit partir pour une nouvelle fondation aux Pays-Bas. Le
jeune Père Guillaume est appelé à lui succéder,
Chaussée de Bruxelles, tandis que le P. Legay (qui a 27 ans)
est nommé Recteur de Mons. Le jeune professeur a beau se
débattre pour éviter la charge, le Père P.
Bertrand ne cède pas et le T.B.P. lui dit simplement : «Ne
vous inquiétez pas, j'irai vous installer» !
Il y a 4 ans que St-Clément a quitté le château
du Manage pour sinstaller à Mons dans un pensionnat
désaffecté. Deux des collaborateurs du père
Legay nous sont bien connus : le P. François Héberlé,
spécialiste dhistoire et le petit P. Pergent, économe
infatigable. Le Père Recteur les retrouvera tous les deux
à Blaugies.
Fin 1913, la Congrégation vit dans l'inquiétude: l'ancien
Provincial, Maître des novices de tous les pionniers, est
en train de mourir à Brugelette. Le Père Fondateur
alerté arrive à Mons dans la soirée du 25 novembre
et le Père Legay lui propose un taxi. Mais le T.R.P., qui
a plus de 70 ans et se sent fatigué, remet le voyage au lendemain.,.
quand ils arriveront au noviciat, dans la matinée du 26,
le bon Père André Prévot était parti
pour le ciel.
Au moment de la guerre de 1914, la tâche la plus urgente,
pour le Recteur de St Clément, est le retour en France de
tous ses jeunes (dont les aînés allaient bientôt
être mobilisés) pour qu'ils ne soient pas coupés
de leur famille. Les PP. Legay, François et Pergent restent
sur place : ministère et service d'entr'aide ne vont pas
manquer. Cinq des confrères de la communauté vont
tomber au front. Les bâtiments devenus déserts sont
mis à la disposition de l'Etat ; la chapelle servira un temps
d'église paroissiale. Le Père Recteur, gardien de
la maison, s'occupe de la chapelle du Sacré-Coeur et devient
l'aumônier de Ste Thérèse à Nimy. C'est
là, notons-le au passage, qu'il fera connaissance - par leur
tante religieuse - des jeunes Marc et Joseph Paris.
BRUGELETTE (1917-1923) : Supérieur,
vice-Provincial, puis Provincial.
En 1917, il quitte Mons pour assurer la direction de la maison de
Brugelette, noviciat vidé par le conflit, où il trouve
le P. Augustin Jacquemin qui y poursuit son travail de Fayet. Vice-Provincial
en août 1919 il remplacera, au bout de quelques mois, le Père
Gaillard -dont la santé est défaillante. On peut soupçonner
facilement que les multiples destructions, dispersions et disparitions
causées par la guerre ne facilitent pas sa tâche, nécessitent
bien des voyages et une collaboration étroite avec son ami,
le P. Augustin. Il s'agit de trouver les ressources nécessaires
pour panser les blessures, assurer la reprise normale des maisons
de formation et de toutes les tâches apostoliques. Aussi,
lorsque le Père Dehon lui parle du projet d'érection
du Temple du Sacré-Coeur, à Rome, est-il plutôt
réticent.
Pressenti par le P. Général pour trouver un procureur
pour les Missions -le Cameroun vient d'être pris en charge
par la Province - la discussion ne va pas traîner. "Eh
bien ! mais... cherchez un procureur". -"... Je n'en vois
pas d'autre que moi !" -''C'est çà ! Je vous
donne ma bénédiction". Il ne reste plus qu'à
aller de l'avant.
C'est l'époque où les PP. Haas et Gauthier se chargent
de la paroisse ouvrière d'Amnéville (octobre 1920)
; l'époque où l'école de vocations tardives
St François-Xavier de Frésignies-les-Brugelette va
être transférée à Domois, dans une annexe
de l'orphelinat du Chanoine Chanlon (1921). Ces deux oeuvres sont
prises en mains par les PP. Devraine, Aubert et C. Humbert.
Quelques souvenirs personnels : durant l'année scolaire 20-21,
j'étais au collège de Laigle à Grenoble et
je songeais aux Prêtres du S-C et aux Missions. J'envoie un
mot à mon oncle de Brugelette (jamais revu depuis mon baptême)
; j'ai la surprise, un matin, de voir arriver à Grenoble...
Le P. Legay... à qui j'ai même servi la Messe. Ça
lui faisait tout de même plus de 1 600 km aller et retour,
depuis Brugelette ! Ce fut mon premier entretien avec un Prêtre
du Sacré-Coeur.
J'ai vécu six mois dans sa résidence de B. (de la
Toussaint à Pâques) pour mon apprentissage du latin
avec le Père Paris (senior). C'est le Père Provincial
qui me dépannait quand j'achoppais sur les verbes irréguliers.
On me donnait une leçon... de discrétion, quand je
sollicitais les timbres du Cameroun aperçus sur sa table
: "Quand on rentre dans la chambre dun supérieur,
on ne fait pas l'inventaire de son bureau". Une fois la parenté
entre "reor" et "rati sunt" expliquée,
il me donna gentiment les timbres. La double leçon était
enregistrée.
1er SEJOUR ST-QUENTINOIS (1923-1924) :
son provincialat terminé, le P. Legay est envoyé à
la maison du Sa-cré-Coeur, rue des Fréres Desains.
La ville ne sest pas encore remise des destructions de la
guerre. La Basilique, léglise St-Martin pas encore
rendues au culte. Les salles d'oeuvre nexistent plus. Aussi
le Sacré-Coeur accueille-t-il volontiers -malgré la
distance-les garçons de St-Martin qui veulent continuer les
"patros". J. Tupignon se souvient encore avec joie de
ces moments de détente fraternelle, de ces nombreux rendez-vous
pour la mise au point de l'opéra-comique : "Le dîner
de Pantalon ou le plat d'oreilles". Il se souvient même
que cette splendide représentation, au 3/4 chantée,
fut jouée à la chapelle : il n' y avait pas d'autre
grande salle.
RECTORAT DE BLAUGIES (1924-1927) : c'est
à la fin de cette année St-Quentinoise que le Père
Legay va partir comme recteur à Blaugies. Il voudrait pourtant
bien s'en aller en Mission, mais le Père Dehon lui réplique
avec humour : "Vous aurez les petits noirs de St- Clément
!".
Nous sommes en 1924 ; un petit retour en arrière s'impose.
Thieu a démarré, après la réquisition
de Mons, en 1919, sous la direction du P. François Héberlé,
compétent, simple, avec une pointe d'humour, qui lui per-mettait
de tout obtenir de nous. Son mandat terminé, il est remplacé
en 1923 par son frère, le Père Maximilien Héberlé,
connu par nous sous le nom «Père Max»... C'était
le jour et la nuit. Austère et sévère, il ne
sut jamais gagner la confiance de ses jeunes apostoliques, malgré
la présence de son frère qui s'efforçait pourtant
d'arrondir les angles. Si j'en parle, cest pour expliquer
la scène suivante. Dans le courant du 3e trimes-tre 23-24,
il descend du réfectoire des Pères et vient nous trouver
dans la rotonde du sous-sol où mangeaient les élèves.
Silence... Que se passe-t-il ?... «Je viens vous prévenir
que j'ai donné ma démission, c'est le père
Legay qui me remplace»... Un véritable tonnerre d'applaudissements
éclate. Le Père nous quitte en silence, profondément
bouleversé. Alors seulement nous avons compris la bêtise
de notre geste.
Le Père Legay ne sera pas Recteur à Thieu, mais à
Blaugies. Pourquoi ? Avec l'afflux des jeunes venus surtout de Bretagne,
du Nord et de l'Est, le château Saint-Pierre s'avérait
trop petit. Les supérieurs songent bien à un retour
en France ; le Père Legay va même contacter l' Office
des Cultes à Paris, mais sans résultat : le retour
au pays nous est refusé. Un pensionnat désaffecté,
à 2 km de la frontière (à 8km de Bavay), nous
offre loccasion rêvée, et, c'est l' implantation
de St Clément à Blaugies, au sud de Mons. Tous les
aînés sacrifièrent avec joie leurs grandes vacances
pour assurer l'ouverture en temps voulu : nous allions être
presque en France et nous aimions le nouveau supérieur venu
plusieurs fois nous visiter. Quelle fut son équipe ? J'ai
sous les yeux une photo de ces années : Le Père Philippe
est entouré du P. Recteur, du curé de Blaugies, des
PP. François, Colomb, Mounier, Steinmetz, Masson, Hospital,
du Frère Hubert Delacroix. Le Père Mathias n'est pas
dessus, et pour cause...
La première année de Blaugies a vu son état
de santé baisser de plus en plus; en juillet la situation
devenant alarmante, le Père Général (le père
Dehon) vient nous visiter. C'est la seule fois où je l'ai
rencontré. Il nous impressionna tous par sa haute stature,
sa mine ascétique, sa voix fluette semblant tomber du ciel,
sans parler de sa réputation de sainteté dont bien
des fois le Père Recteur nous avait entretenus. Le 12 août
suivant, il partait pour le ciel, rejoint dès le lendemain,
par son fidèle Père Mathias. Nous étions alors
en vacances.
Les témoignages sont unanimes, nous gardons tous un excellent
souvenir de Blaugies, des classes de grec du P. Legay (qui souvent
corrigeait nos cahiers dans le train), des pièces de théâtre,
des équipées en France, avec costume de carnaval au
retour (les élèves de l'époque savent ce dont
je parle...), de la bonne entente avec la paroisse etc...
Une anecdote pour rompre la monotonie et montrer que le P. Legay
navait pas à faire à de petits moutons (Bretons,
Comtois, Alsaciens et d'autres savaient ce qu'ils voulaient). Un
jour, un copain me coupe les cheveux ; je demande au P. Bidet de
pouvoir monter au dortoir me laver tête. "Non, c'est
désormais interdit par le Conseil des Pères".
-"Mais enfin, c'est stupide!» Dimanche suivant, proclamation
des notes de conduite et travail sur 5 : "Jacquemin : 3 - 5.''Alors,
pour vous le règlement, cest stupide ?...Mon cher ami,
si vous n'êtes pas content ici, vous pouvez prendre la porte.".
Au fond de moi, je pensais "Je n'ai plus besoin de me laver
la tête, on le fait pour moi. !"
CHEF-BOUTONNE (1927-1931) -le Père
Legay achevait son rectorat de Blaugies pendant notre noviciat.
Le problème est le même : développement de la
Province, implantation en France.. Bretagne et Vendée sont
riches en vocations. Pourquoi ne pas créer quelque chose
dans les Deux-Sèvres où nos Pères sont déjà
au travail ? (P. Bouteiller, Doyen, Le père Zacharie Vernoux,
Javarzay). Le Père Devraine y envoie donc le P. Legay avec
les PP. L. Guth, Simonneau et Mounier, les scolastiques Pennec,
Lamouche, Ponthieux et le Frère Michel André (frère
du P. André). Le problème est triple : il s'agit de
faire démarrer un début de séminaire en assurant
tout à la fois l'école libre et le ministère
du secteur paroissial .
Le P. Legay s'occupe de l'école libre, les PP. Simonneau
et Mounier du démarrage de l'école apostolique, les
scolastiques sont répartis entre les deux. Un seul bâtiment
pour l'ensemble, des horaires très éprouvant, d'autant
plus que le P. Legay dessert en outre Loizé où il
se rend, naturellement, à pied. La distance de 4 km n'est
pas faite pour l'effrayer, elle lui permet au contraire de contacter
bien des paroissiens.
Tout le monde, là-bas, se souvient encore de ces offices
chantants et priants, animés par les PP. Legay et Pennec.
Mais devant les difficultés qui s'amoncellent (les deux écoles
n'ont pas que des partisans), elles sont fermées une année.
Une dizaine de jeunes sont alors dirigés sur Blaugies. Pour
l'année scolaire 30-31, seul est repris un embryon de petit
séminaire, avec logement des Pères au presbytère.
Il ne durera qu'une dizaine de mois.
SCOLASTICAT DE LILLE (1931-1938) :
naturellement, cette fermeture de 1'école de Chef-Boutonne
ne laisse pas le Père Legay en chômage. Il va continuer
la formation de ses anciens élèves et collaborer activement
à la réimplantation de la Province sur notre sol en
assumant la direction du scolasticat de Lille pendant 7 ans.
Un bref rappel historique est peut-être utile. Dès
1884 le scolasticat s'était implanté sur les bords
de la Deûle. Après avoir changé 4 fois de maison,
il avait fini par se fixer rue des Stations une dizaine d'années,
quand les expulsions de 1903 vont le contraindre à émigrer
sur Louvain. Après ce long exil de 28 ans, il vient enfin
se réinstaller à Lille, rue Jean Levasseur, dans une
portion des bâtiments du collège St-Pierre.
L'équipe que j'ai connue était la suivante : les PP.
Legay (r.), Rabot (ass.), Roblot (éco.), Helleringer (répétit.
de philo et liturgie).
Philosophie et théologie étaient suivies par tous
à la Catho, à quelques centaines de mètres
de là. Les cours étaient, dans l'ensemble, intéressants,
mais, peut-être, un peu abstraits. Les Aînés,
peu préparés à ce genre d'enseignement, eurent
parfois des heures difficiles. Le Père Legay essayait bien
de les y aider, mais ses nombreux voyages rendaient les résultats
plutôt maigres.
L'un de ces vétérans pourtant, ancien officier de
la guerre de 14-18, triomphait de toutes les difficultés
très facilement et se faisait même le zélé
professeur de ses confrères tout en descendant le Bd Vauban
:
"Espèce impresse, espèce expresse... c'est très
facile !". Il prend son chapeau ecclésiastique, donne
un violent coup de poing dessus : "espèce impresse".
Il le remet d' aplomb par un deuxième coup, en sens inverse,
: « Espèce expresse !». Vous l'avez deviné,
il s'agit du Père Lequeux.
Le Père Legay se souciait de la formation et du bien-être
de ses sco-lastiques (même s'il oubliait les cigarettes aux
jours de fête, c'était l'époque qui voulait
ça),Il nous envoyait faire du ministère dans les pa-roisses
environnantes. Il n'eut de cesse qu'il nous eût trouvé
une maison de campagne, à Dieudonne, véritable havre
de paix, après les mois harassants de Lille ; il veillait
aux santés : handicapé du genou, à mon arrivée
à Lille, il m'a immédiatement procuré une bicyclette
; il soignait la formation artistique : il fit donner des cours
de violoncelle au P. Pennec.
Personne n'a oublié les pièces de théatre,
les soirées fraternelles, les mimes désopilants au
possible du brave Frère Hould, canadien. Je garde le souvenir,
dans les années 32-36 que j'ai vécues, d'une communauté
multinationale fraternelle : Canadiens, Hollandais, Lithuaniens,
Polonais formaient avec les Français une vraie famille.
NEUSSARGUES (1939-1944) : aussi, les
scolastiques apprirent-ils avec pei-ne sa nomination pour Neussargues
à la fin de son mandat. Pour le Père Legay, c'était
encore une nouvelle implantation, la plus méridionale de
la Province. Elle démarre avec une trentaine d'élèves
un peu perdus dans cette grande bâtisse aux parois à
peine sèches.
Mais la Providence avait son plan : ce petit nid des bords de l'Alagnon
allait se transformer en véritable termitière à
la rentrée 1939.
D'abord par l'avalanche des écoles de Viry, Domois et Blaugies.
C'était la guerre, il fallait évacuer pendant qu'on
avait encore le temps. Le Père Legay était le Recteur
en place ; nous nous sommes tous mis, sans hésitation, sous
sa paternelle houlette : sa réputation ne datait pas d'hier.
1er grave problème : caser 210 élèves et leurs
professeurs dans une maison qui en comptait 7 fois moins, 3 mois
plus tôt . Autres problèmes, bien vite aigus, malgré
l'optimisme du Père Roblot : les ressources et la nourriture.
Heureusement qu'il y avait les lentilles (même si c'était
monotone), les fourmes du Cantal, la fabrication du savon, l'abattage
clandestin... Je me permets de rentrer dans tous ces détails
car c'était la 2ème fois que le Père Legay
assumait la responsabilité d'une maison pendant guerre. Au
lieu de la "liquidation" de Mons en 1914, c'est ici "l'ac-cueil
fraternel" de tous ceux qui viennent chercher asile... "en
zone-li-bre",(pour combien de temps ?).
Après les écoles, surviennent le noviciat, le scolasticat,
le bureau dAmiens, les Pères Belges, Luxembourgeois.
(Le brave Père Schuster, rescapé des massacres du
Congo en 1964, sera notre collègue pendant 4 ans).
Mais n'oublions pas la deuxième avalanche des réfugiés
civils, accueillis, eux aussi, à bras ouverts. On frappe
soudain à la porte de la classe. «Excusez-moi, dit
le Père Legay au professeur, il vient d'arriver des réfugiés,
il nous faut les loger»... et la classe est prestement évacuée
et aménagée. Cet incident s'est répété
combien de fois ?...: Heureusement que les Soeurs Servantes du Coeur
de Jésus sont venues nous prêter leur précieux
concours : avec elles, lingerie, infirmerie, cuisine étaient
assurées. Nous collaborions la main dans la main et nous
sommes heureux de témoigner ici la reconnaissance de tous
aux Soeurs Marie-J-B, Marie-Emilienne, Marie-Hélène,
Marie-Gérard, Marie-Ludovic and Co..
A propos de cuisine, un fait divers me revient : nous étions
contraints, ai-je dit, à l'abattage clandestin par le nombre
des bouches à nourrir. Un jour, un fougueux taurillon s'échappe,
du sous-sol et galope ostensiblement autour du bâtiment sans
souci des angoisses qu'il nous donnait. Il fallut jouer au torero
pour le reconduire au sous-sol, l'assommer, le dépecer. Nous
n'avions pas achevé qu'un coup de téléphone
retentit : "Allo, ici la gendarmerie ! Quelqu'un du lotissement
vient de vous dénoncer comme vous livrant à labattage
clandestin (sic). Faites tout disparaître. Dans un quart-dheure
nous montons faire 1'inspection (re-sic)". Ainsi, la gendarmerie
comme la mairie -nous le verrons plus loin -marchait la main dans
la main avec le Supérieur. Elle le savait Père d'une
famille de 250 personnes et non pas trafiquant. Famille, soit dit
en passant, qui atteignit parfois, avec les réfugiés,
le chiffre de 380 couverts d'après les notes minutieuses
du Frère Etienne.
Mais les réfugiés n'étaient pas les seuls soucis
du Supérieur. Il y avait dans la communauté plusieurs
Pères âgés que les désastres militaires
déboussolaient littéralement. Je songe au Père
François Héberlé, professeur d'histoire qui
rendit son âme à Dieu le 4 mai 1940 (la date est significative).
Le Père Eugène Paris le suivit quelques mois plus
tard (13 janvier 1941). La coupure avec la zone occupée posait
des problèmes angoissants : le jeune Emile Romain a perdu
son grand frère Pierre, apostolique comme lui, sans que les
parents aient pu être prévenus (14.6.41) Ainsi fut-il
seul de la famille à porter, à l'époque, cette
lourde croix. Lorsque le jeune Jacques Charvet, de la région
lyonnaise, fut brusquement rappelé par le Seigneur, en fin
de semaine (le 14.1.44), il fallut combien de démarches à
la gendarmerie pour que sa famille pût être alertée
Mais il y avait aussi des moments charmants : que de belles promenades
dans les environs, sur la planèze, dans les bois ! Des élèves
viennent de passer le bac et vont bientôt partir au noviciat.
Ils délèguent Pierre Verscheure au Père Legay
: "Père, c'est la coutume de faire une promenade en
fin d'études. Est-ce que vous êtes d'accord ?"
-"Mais bien sûr... on va vous faire faire un petit pélerinage".
Sourire du Supérieur et moue de l'intéressé.
Ce fut en réalité une splendide excursion à
Rocamadour, qui fit la joie de tous les participants.
Si de nombreux élèves ne pouvaient retourner en vacances
en zone occupée, par bonheur l'Auvergne était une
région fort pittoresque et la surveillance assez douce. Cela
permettait de belles équipées au Lioran, au Puy-Mary,
au Lac Sauvage et même à Saint-Cirgues pour la cueillette
des pommes.
Précisons que, dès 1941, le Père Scheltienne
était reparti en zone occupée avec toute une équipe
pour la réouverture de St Clément de Viry.
Au fur et à mesure que les mois passent, la vie se complique,
le danger allemand se rapproche. Combien de jeunes se sont réfugiés
à Neussargues pour échapper au STO. Il faut ici rendre
hommage à la Mairie, - j'y ai fait allusion plus haut, -
qui nous fournissait toutes les cartes d'identité et de ravitaillement
nécessaires. Nous avions, par ailleurs, le cachet d'une municipalité
de l'Est dont les archives avaient brûlé : on pouvait
donc créer des identités nouvelles sans complication.
C'est ainsi que le Père Legay obtint pour le Père
Potet le poste de Curé de Badaillac, à 20 km à
l'est d'Aurillac, sous le pseudonyme de Dominique Bourmaud, avec
tous les papiers nécessaires. Le Frère Deseine, après
son Bac en 1943, se sentant talonné par les Allemands pour
le STO, s'esquiva, en sollicitant en mairie quelques jours de congé.
Il donna au secrétaire une fausse adresse si bien que, quand
les Allemands se présentèrent au Père Legay,
trois jours plus tard, ce dernier les envoya en mairie et tout fut
réglé...
Accueillir son monde est une chose, maintenir la vie de famille
malgré les différences de nationalité, d'âge,
de choix politique en est une autre. Le Père Legay était
le lien. Il y avait bien certaine tension entre les partisans de
Pétain (les "anciens") et ceux de De Gaulle (les
"jeunes" et même "les moins jeunes").
Le Père Legay nous laissait diffuser les nouvelles des journaux
suisses, les mises au point de Von Gallen Bornwasser, Saliège,
ancien évêque de St Flour, Théas...etc Il me,
laissait même trafiquer les cartes d'identité juives.
Ce n'était pas sans risque pour lui et pour nous...
Cela devint bientôt très pénible. Dans cette
région montagneuse, le maquis devenait de plus en plus actif.
Si tout le monde a oublié - sauf le père Jacquin -le
nom de Geissler, neveu de Himmler, descendu par le maquis à
Murat, chacun a présent à la mémoire les atrocités
qui ont sévi dans la région... l'enterrement bouleversant
des victimes, auquel de nombreux Pères assistaient. Neussargues
fut bientôt imbriqué dans les affaires. Un jour, un
convoi de vivres, vêtements, chaussures (j'en ai eu une paire)
réquisitionné par les Allemands, est attaqué
par le maquis qui s'empare du trésor dans le défilé
qui descend vers Arvant. Nombreux blessés de part et d'autre.
La Wehrmacht vient réquisitionner les salles détude
au rez-de-chaussée pour ses blessés. A l'arrivée
du docteur, j'entends encore un «collabo» s'écrier
dans le vestibule : "Oh ! c'est le Docteur qui soignait les
maquisards, ces jours derniers" (sic). Nous pâlissons
tous... Que va-til se passer ? ... Le Feldwebel, plus humain
que l'autre, fit simplement celui qui n'avait rien entendu. Tous
les Allemands n'étaient pas des SS. Le jeudi de la fête-Dieu,
branle-bas général dans toute la maison. Je vois encore
(quelle imprudence !) plusieurs grands s'éclipser par l'arrière
de la maison et courir du côté du Rocher Laval : un
convoi militaire allemand entrait dans la cour de devant... (Pour
la petite histoire) je descends près d'eux et demande innocemment
l'autorisation... de les photographier. La réponse jaillit,
gutturale : "Streng verboten" -"Gut, gut"..
Très docile je regagne l'intérieur et, posté
à l'infirmerie, derrière le rideau, j'ai tiré
trois clichés-souvenirs (que j'ai encore d'ailleurs). Pendant
ce temps, l'officier parlementait avec le Père Legay. I1
voulait s'installer dans la maison avec ses troupes et en faire
un centre anti-maquis. Le Père Legay qui fait comprendre
-avec sa persuasion coutumière -qu'il y a 250 personnes dans
la maison, qu'on ne peut pas leur donner le rez-de-chaussée
et donc que ce serait dangereux pour eux, qu'il leur conseille les
locaux désaffectés dépendant de l'église
de Celles, juste en face. L'officier se laisse persuader et le convoi
se remet en route. Quelques instants plus tard, des coups de feu
sur le coteau de l'autre côté de l'Alagnon. Plusieurs
heures passent avant que nous soyons informés. Mr Oliger,
le papa d'un élève, ayant appris un peu trop tard
que les Allemands étaient à Neussargues, rassemble
précipitamment dans le presbytère l'église
de Celles, les armes que les maquisards déposaient chez lui
quand ils descendaient visiter leur famille à Neussargues
et court les jeter dans la forêt... Les Allemands, en train
de monter, l'aperçoivent qui traverse la route et lâchent
une rafale de mitrailleuse sur le coin de la forêt où
il est entré... Le brave Mr Oliger, blessé à
la jambe, continue sa course à travers le bois pour gagner
le village sur la planèze. I1 sest immédiatement
caché dans une ferme et mis au lit. Les gens ne viennent
nous prévenir que lorsque tout danger immédiat est
écarté. Le Père Bumann et moi sommes allés
lui procurer les premiers soins, mais il fallait l'hospitaliser...
et les Allemands avaient gagné St-Flour ; nécessité
donc d'un laissez-passer. Je l'obtins dailleurs assez facilement
de l'officier qui avait parlementé avec le Père Legay,
en lui disant... qu'il sagissait... d'un domestique blessé
d'un coup de pied de cheval. Et le voyage se fit sans histoire,
justement dans une "un cheval" car nous navions
évidemment ni auto ni taxi à notre disposition. Devant
la gravité des événements, le P. Legay décide
le retour en famille de tous les élèves de zone libre.
C'était plus facile à prescrire qu'à réaliser.
En ce qui concerne ceux de ma direction : voyage à pied de
Neussargues à Arvant (50 km)... et de Lyon à Grenoble
(100 km). Je passe sur les péripéties. Revenons à
Neussargues. Huit jours après l'hospitalisation du blessé,
coup de téléphone : "Vous pouvez venir chercher
le malade".... Après avoir bien mûri la question,
le P. Legay le fait ramener fin de soirée, à 1'insu
de tous, sauf de la soeur infirmière et de son assistant.
On l'installe discrètement dans la chambre touchant l'infirmerie.
Le supérieur pensait la question réglée...
Hélas ! les "collabos" ont toujours de bons tuyaux.
Une semaine ne s'était pas écoulée qu'un officier
allemand arrive avec toute une escorte : `'Vous avez un maquisard
dans la maison. On vient perquisitionner. Inutile de tergiverser
; le Père Legay explique que ce n'est pas un maquisard mais
le père d'un élève, blessé tout à
fait accidentellement. «Conduisez-nous à sa chambre»
Mr Oliger décrit en allemand tous les événements
(il est de Sarrebourg) : blessure accidentelle quand il sortait
de chez lui... il a combattu dans la Wehrmacht durant la guerre
précédente... L'officier, non convaincu, l'emmène
à St-Flour pour élucider le cas mais prévient
le Père Legay en partant : "Vous, vous restez ici...
Si vous partez, on fait sauter la maison". Le pauvre Père
passe les jours suivants à mettre ordre à ses affaires...
on peut soupçonner facilement son angoisse. Dieu merci, quelques
jours plus tard, Mr Oliger regagnait Neussargues. La famille et
toute la communauté poussaient un "ouf" de soulagement
et rendaient grâce au Seigneur.
SAINT QUENTIN (1945-1950) : on comprend
sans peine, après ce qui vient d'être rappelé,
que le Père Legay avait besoin de changer d'air (si l'on
peut dire) et de quitter ces lieux si douloureux pour lui ces derniers
mois. II avait d'ailleurs 60 ans... et les années de guerre
comptant double elles aussi, on pouvait dire que ça lui en
faisait 68.
C'est le Père Lapauw qui va le remplacer dans le Cantal ;
mais lui, où allait-on l'envoyer ? Quand on examine la composition
du Conseil (Christen, G.Bertrand, Bouclier, Hass, A. Jacquemin),
on comprend son souci de renouer avec St Quentin, notre "ville
natale". Des tractations sont immédiatement entreprises
avec Mgr Mennachet, tout heureux de renouer avec les "fils
du Père Dehon" et de recevoir une nouvelle équipe
sacerdotale. Mr l'Abbé Quennesson, curé de St Martin
depuis 1939, est alors nommé chanoine honoraire et curé
de Lesquielles-St-Germain et son vicaire envoyé à
la paroisse St Jean Baptiste.
Un bref rappel de l'histoire de St Martin n'est pas inutile. Cette
paroisse naquit grâce au zèle du Père Dehon
pour le milieu ouvrier du secteur. Les deux premiers curés
furent des Prêtres du S-C : le Père Herr puis le Père
Lobbé qui dut abandonner sa charge pour raison de santé
en 1931. Les deux curés suivants furent des prêtres
séculiers, les abbés Moufflard (8 ans) et Quennesson
(6 ans vicaire et 6 ans curé). L'abbé Quennesson résidait
rue Xavier Aubryet. Mais, quand il fut démobilisé
en 1940, se trouvant momentanément seul, les Soeurs Servantes
lui offrirent une chambre au 71 de la rue de Paris. Et c'est là
que le retrouva en 1945 le nouveau curé. Les deux vicaires
désignés étaient les PP. Jean Enard et C. Humbert.
Le premier, assez fatigué, fut remplacé au bout de
3 ans par le Père R. Labbé. Quant au P. Humbert, son
état de santé ne lui permit même pas de rejoindre
son poste ; il fut donc remplacé provisoirement par le Père
Duhamel (qui aurait voulu partir en Mission)... Le provisoire devait
durer 13 ans.
La tâche du Père Legay s'avérait difficile,
disons-le franchement, parce que le départ des deux prêtres
séculiers sétait opéré... de façon
un peu autoritaire. Il fut simplement notifié par lettre
(je l'ai eue en main) sans souci d'un vrai dialogue. Mgr ajoutait
même, après avoir notifié, la nécessité
du départ : "Votre réponse me donnera votre complet
accord !". '
Il n'empêche que le Père Legay fut non seulement estimé
mais aimé de ses paroissiens qu'il visitait sans souci des
fatigues et de marches à pied parfois bien longues (il ignorait
la bicyclette). L'abbé Quennesson, resté en contact
avec ses anciens paroissiens, ne se souvient pas du moindre problème...
et pourtant une délégation était allé
trouver l'évêque au moment du changement pour obtenir
le maintien de leur ancien curé. Mgr Guilbert, alors archiprêtre
de la Basilique, m'a dit textuellement : "Je m'adressais à
lui en toute confiance, parce que je savais que cétait
un saint prêtre". Mais quels souvenirs en ont gardé
les paroissiens ? L'un deux m'a raconté : "J'ai,
un jour, sollicité de lui que ce soit le P. Duhame1 qui bénisse
le mariage de ma fille fiancée à un ancien prisonnier.
Il m'a tout de suite répondu : "Bien volontiers, ça
fera plaisir à lancien prisonnier qu'est mon vicaire".
«On le voyait visiter ses paroissiens par tous les temps,
disent Mr et Me Cayeux. Il se promenait dans l'église en
disant son bréviaire, son chapelet. La messe était
souvent à 6 h. du matin. Chaque mois il y avait une réunion
paroissiale présidée par une personnalité étrangère
à la paroisse, réunion qui groupait de 150 à
200 personnes. C'était un saint prêtre, très
près de ses fidèles ».
Sa santé finit par donner des inquiétudes (il allait
sur ses 65 ans).
Père Simonneau lui est adjoint comme "pro-curé".
Solution vite insuffisante qui amène le P. Bouclier à
nommer le P. Rey comme nouveau curé de St-Martin. Ce dernier
est intronisé le 30 octobre 1949. Le Père Legay va
rester quelques mois sur place, sans charge nouvelle pour se reposer
un peu.
CHEF-BOUTONNE 2e séjour (1950-1963)
- un homme actif comme lui a vite be-soin d'autre chose. En février
1950 il part rejoindre à nouveau Chef-Boutonne où
il va s'occuper de deux paroisses : Javarzay et St Martin d'Entraigues
(trois km à l'ouest).
Détail typique qui caractérise bien notre bon P. Legay
: le Pèré Deseine, au cours d'une tournée de
recrutement, eut l'occasion de passer par Javarzay quelques semaines
plus tard... Il trouve le curé du lieu en manches de chemise,
en train de frotter énergiquement les murs intérieurs
de son église froide et humide, recouverts sur une hauteur
de deux mètres d'une mousse verte fort désagréable
à voir.
Après plus de dix ans, quel souvenir garde-t-on de lui dans
ce secteur pastoral ? J'ai sous les yeux l'appréciation de
ses deux Doyens, les PP. Kirchner et Forrat, la réaction
des parents du P. Tapin. Elles nous montrent un P. Legay fidèle
à lui-même, homme de prière, c'était
sa force.
Excusez-moi des répétitions... Levé de bonne
heure, il se rendait immédiatement dans sa grande église,
solitaire et froide en hiver, pour sa prière, sa méditation
avant la messe. Il y revenait fidèlement pour son adoration,
son bréviaire, sa prière du soir. Un vrai souci des
âmes l'inspirait : les malades, les vieillards, les enfants,
les gens dans la peine étaient ses privilégiés.
-
S'il n'a pas fait d'A.C., il participait à toutes les réunions
communautaires, remplaçant toujours volontiers un confrère
appelé ailleurs par un travail. Jamais il ne refusait un
service (sermon, conférence, leçons particulières).
Le portrait serait incomplet si l'on najoutait (comme toujours
!) : il rayonnait la joie. Même seul, on le surprenait à
chanter. Que de fois, au cours d'un repas, il se faisait littéralement
le boute-en-train en y allant de sa chanson. Nous avons eu effectivement
la joie de l'entendre chanter pour ses noces d'or sacerdotales en
1959. Pour ses confrères et les paroissiens du secteur, ce
fut une vraie fête de famille ; une action de grâces.
C'était enfin et toujours un marcheur invétéré
: Javarzay est à un bon km de Chef_Boutonne où il
prenait ses repas. Saint Martin d'Entraigues, desserte, à
plus de trois km de Javarzay. Or, quand il arrive dans le secteur,
il a 66 printemps... il en aura presque 80 au moment de son départ.
Tout au long de ses pérégrinations, ses coups de barrette
et ses mots de sympathie sont restés célèbres.
Il fallut, les derniers temps, presque se «gendarmer»
pour qu'il acceptât d'être transporté en voiture.
Nous sommes à une époque où l'on se bat pour
la retraite à 60 ans. I1 était bien l'heure, pour
le curé de Javarzay -qui approchait des 80 -de prendre un
peu de repos. Le Père Bourgeois va donc le rapprocher des
Côtes de Meuse en l'envoyant à Raon-l'Etape. Nous sommes
en 1963 ; il a 79 ans passés.
RAON-L'ETAPE~(1963-1971) : dans ce
séminaire des Vosges, il retrouve une bande de jeunes qui
lui rappellent Fayet, Albino, Mons, Blaugies, Neussargues... C'était
un bain de jouvence, il était vraiment «chez lui»!.
Pendant près de deux ans il va encore donner des cours de
latin à l'un ou l'autre, mais ses facultés auditives
s'amenuisant, il doit cesser. Pour rester actif, il traverse chaque
jour à pied toute la ville pour se rendre au cimetière
(2 km), y prier sur la tombe des PP. Kornprobst et E. Aymond, ce
dernier originaire de Malancourt (on se souvient que Forges et Malancourt
sont deux petits villages voisins).
Le scolastique de Rome et Albino n'a pas oublié l'italien
; aussi le voit-on fidèle à sa revue de la Péninsule
qui, à son gré, n'arrive jamais assez vite chez le
libraire. Plusieurs années durant, il sera le confident de
confrères, de jeunes élèves et même d'enfants
de la ville qui le trouvent toujours accueillant. Pendant de longs
mois, c'est lui le jeune homme de 80, 82 ans... qui réveille
la communauté, qui préside la prière du matin
en l'absence du responsable. Et quand on lui fait remarquer qu'il
ne doit pas se fatiguer, il a cette répartie : "C'est
la seule chose que je puisse encore faire : prier.
Malgré la meilleure bonne volonté, le zèle
attentif du Père infirmier, les ans sont là ; la maison
n'est pas tellement pratique pour un organisme épuisé.
A deux reprises, le P. Legay reçoit le sacrement des malades.
Il faut trouver une solution.
DAUENDORF (1971-1973) Quand on va
le transporter à Dauendorf en août 1971, le docteur
ne lui donne pas un mois à vivre. Le bon Père va déjouer
tous les pronostics et résistera gaillardement 2 années
et demie. Mais, il faut le préciser, parce que c'est vrai,
grâce à la sollicitude attentive des Soeurs, du Père
Didierjean et de tout le personnel. Dauendorf est une vraie maison
de repos : le Père à 10 mètres à parcourir
pour être à la chapelle, faire son adoration, assister
à la messe. Il pourrait évidemment la dire, assis
dans sa chambre, mais c'est bien trop insolite pour lui. 3 ou 4
fois par Jour le Père Didierjean va bavarder avec lui, lui
porte journaux et revues (sans oublier le ''Nouvel Alsacien"
car le malade est fidèle à l'allemand), veille à
ses médicaments, prépare attentivement biscuits et
boisson pour la nuit. Des soeurs infirmières sont sur place
pour lui prodiguer tous les soins nécessaires. A deux reprises,
jai eu la joie de passer un mois de repos à Dauendorf,
je parle de ce que jai constaté. Le Père Legay
s'y trouve tout-à-fait en famille.
Comme toujours, ce qui saute aux yeux de qui l'approche, c'est sa
prière vécue, son amour du Coeur de Jésus,
sa fidélité à l'esprit de la Congrégation.
Je me souviens de ses méditations et adorations silencieuses
à l'entrée de la sacristie, près du tabernacle.
Le chapelet est son compagnon fidèle.
Lui, l'homme actif que nous avons vu diriger maisons et paroisses,
toujours sur les routes, il ne se sent pas isolé dans sa
chambre : pour lui, le Corps Mystique est une réalité.
Il pense aux Pères en activité et prie pour eux :
«J'étais avec nos Pères au Cameroun» dira-t-il
au P. Didierjean.Un autre mot de lui : "J'ai toujours aimé
la famille du S-C". Sa dernière bénédiction
sera pour la Congrégation.
Ses voyages, il est peut-être bon de le préciser maintenant,
ont toujours eu un but apostolique, visites de vocations, ressources
pour les Missions... démarches pour résoudre des cas
douloureux ou difficiles. Dès qu'il s'agissait d'aider quelqu'un,
rien ne l'arrêtait. On comprendra que la discrétion
nous empêche de citer des faits précis : ils sont nombreux
Il était d'une bonté rayonnante : que de lettres reçues,
de conversations entendues qui me parlent du «bon Père
Legay». Il fut, sa vie durant, à l'écoute de
l'autre, attentif à ne pas heurter, tout en sachant assumer
ses responsabilités, quand il sentait devoir le faire. Dans
une circonstance qu'il n'a pas précisée par discrétion,
il a même avoué à Lyon avoir manifesté
au Père Dehon son désaccord total concernant une décision
prise par le Père Fondateur. Est-ce au sujet du Temple votif
?... Dieu seul le sait. On se souvient de son attitude face aux
Allemands, affronté qu'il était aux problèmes
de la Résistance et de l'occupation. I1 est conforme à
la stricte réalité d'affirmer qu'il s'est montré
tout à la fois énergique et prudent. Faut-il enfin
rappeler que, lors de l'admission au sous-diaconat d'un scolastique
au jugement défaillant, le Conseil de maison, supérieur
en tête, s'était montré catégoriquement
opposé à son avancement. Les événements
ont montré bien regrettable que le Père Philippe nait
pas abondé dans ce sens.
Malgré les soucis inhérents à sa charge, le
Père Legay restait souri-ant, joyeux. Que de fois l'ai-je
entendu me dire : "J'avais un père qui chantait tout
le temps". I1 vérifiait le proverbe : "Tel père,
tel fils". Ses chants liturgiques, son "Minuit, chrétiens"
de Blaugies, ses airs doutre-Rhin en fin de repas, pour mettre
l'ambiance, restent célèbres.
"Jamais nous n'avons eu de si beaux cantiques" écrivait,
il y a quelques jours, la maman du père Tapin. On peut même
le préciser, c'est vrai, presque jusqu'à la dernière
semaine, le Père Legay a vérifié son nom :
non seulement fredonnant, mais chantant à pleine voix les
airs de toujours.
Jai même enregistré deux de ses chants, émaillés
de réparties goguenar-des, en septembre dernier. Car il avait
une réserve d'humour littérale-ment inépuisable.
I1 faudrait un livre pour tout consigner. Au scolasticat le Frère
Martin se dissipe. Le P. Legay agite sa sonnette et dit d'une voix
douce pour le ramener à un peu de sérieux «Martine,
frater». Ce dernier croit que c'est le signal de parler et
s'écrie joyeux : "Per Cor Mariae". Eclat de rire
général, supérieur en tête...et tout
le monde put causer. A Neussargues, le Jour de la fête du
Frère Etienne, je crois : «Bonne fête au Frère
Etienne...et à tous ces bons Frères...qui nous feront
la pige là-haut !».A St Quentin, en même temps
que curé de St Martin, il est confesseur des religieuses.
La scène se passe en 1950. Après la séance
au confessionnal, il monte à l'Oratoire entendre une jeune
postulante récemment opérée. Dans son mot final
il a cette phrase savoureuse, si je puis dire: "Ne croyez pas,
ma soeur, que vous êtes entrée en Religion pour avoir
du sucre..." (A suivre). A Chef-Boutonne, le Père Kirchner
et lui roulent en voiture. Le jeune chauffeur prend mal son tournant,
la voiture dérape, monte sur le trottoir et s'arrête
de justesse devant un bâtiment. Retour silencieux et gêné.
Durant le repas, le P. Léonard pose timidement la question
: "Alors, Père Legay, à quoi pensiez-vous quand
la voiture partait à la dérive ?". L'oeil malicieux,
le visage souriant, le Père lui répond : "Je
pensais à la mort du chrétien !"; Eclat de rire
général, lambiance était revenue.
A Raon-lEtape, après le départ du Père
pour l'Alsace, le Père Le Penven, en rangeant sa chambre,
a la surprise de trouver trois ou quatre gros paquets, fort bien
faits, minutieusement ficelés...Intrigué, il les ouvre
-on ne sait jamais -et découvre que c'était un tas
de vieux papiers à mettre à la poubelle.
On peut dire que jusqu'au bout, il a gardé sa lucidité,
son calme serein... et même son humour. Voici la suite de
l'histoire du sucre. La postulante est devenue supérieure,
maîtresse des novices. Apprenant l'état de santé
du Père Legay l'hiver dernier, elle vient gentiment à
Dauendorf lui faire une petite visite et - incidemment - fait allusion
à la petite phrase. La réponse jaillit spontanément
: "Et alors, ma soeur, vous en avez eu ?...".
Un jour, le Père Didierjean lui prépare ses médicaments
et lui dit : père, vous pourriez vous asseoir !" -"On
va essayer, puisqu'on est outillé pour ça."
Quand le Père Didierjean lui demandait, les derniers jours
: " ça va, Père ?". Il répondait
tout de go : "Il s'en va !" en montrant du doigt le ciel.
Pour lui, dans le plein sens du terme, la mort était une
arrivée... Il demandera bien simplement, un soir, au Père
Didierjean : "Aidez-moi à bien mourir".
Il est parti vers le Père, le jeudi 21 février 1974,
huit jours avant ses 90 ans. Un humoriste, à sa manière,
expliquerait sa persévérante jeunesse en montrant
qu'il n'avait pas encore atteint son 23e anniversaire, puisqu'il
avait la chance d'être né un 29 février. Mais
restons sérieux !
La Province a tenu à témoigner de sa profonde reconnaissance
à cette "colonne", comme dirait Saint Paul, des
années héroïques de la Congrégation. Trente
confrères assistaient à son enterrement. Tous étaient
unanimes, le Père Legay est mort, comme il avait vécu,
en homme de foi et de prière, en apôtre et vrai Prêtre
du Sacré-Coeur. Soeur Marie-Jean, la supérieure à
Dauendorf, qui a "vécu", peut-on dire, ses dernières
années, étant jour et nuit à ses côtés,
me confiait quelques instants avant la cérémonie :
"On ressent un grand vide ici. La maison vient de perdre un
saint prêtre".
«On juge larbre à ses fruits !»
Gabriel JACQUEMIN scj
(Info-Deho 25.5.74 page 96)
AVANT-PROPOS,
EXERGUE - CAUSES
INTRODUITES
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