LES COLONNES DE l'UVRE.
Il y a quelques soixante ans, en 1875, les habitants de Port-de-Bouc,
un petit village du Midi de la France, se pressaient sur le seuil
de leurs maisons pour saluer un prêtre, jeune encore qui,
le bréviaire sous le bras, se dirigeait vers l'église.
C'était 1e nouveau curé. Son mobilier le suivait,
sans doute.., mais c'est vainement qu'on attendit ce jour-là,
aussi vainement qu'on attendit le lendemain et les jours suivants.
Il fallut enfin se rendre à l'évidence. Le nouveau
curé n'avait et n'aurait pas de meubles, si des mains charitables
ne s'ingéniaient à en installer au presbytère.
Nos braves gens devaient d'ailleurs en voir bien d'autres !. .
De quoi vivait leur pasteur ? Où logeait-il et que faisait-il,
le long de ses journées ? Au presbytère toujours
ouvert, on ne rencontrait que les chemineaux de la région,
qui s'y savaient chez eux. Quant au vrai locataire, s'il n'était
pas auprès d'un malade, c'est à léglise
seulement qu'on le pouvait rencontrer, écrivant sur le
buffet de la sacristie, ou le plus souvent agenouillé devant
le Saint-Sacrement. Les canonisations sont rapides dans le Midi.
I1 ne fut bientôt plus question que du « Saint Abbé
Prévot ». I1 y a un nouveau curé d'Ars à
Port-de-Bouc, se disait-on jusqu'à Marseille ! Et bientôt
ce fut la réédition des pèlerinages d'Ars,
jusqu'au jour où, alarmé dans son humilité,
le saint curé obtint la faveur de continuer sa chère
vie de pénitence et d'immolation, dans un cadre plus caché.
Et c'est ainsi que plus tard, en 1884, après plusieurs
autres ministères qui le mettaient moins en vue, le saint
Abbé Prévot devenait dans notre Congrégation
naissante,nous l'avons vu,le saint Père André.
Partout, en effet, les impressions furent les mêmes. Partout
on s'habitua à redire comme à Port-de-Bouc: c'est
un saint, c'est un vrai curé d'Ars !
On le disait de son vivant, partout où il passa. On le
dit surtout, depuis que nous avons eu, le 26 Novembre 1913, la
douleur de le perdre. ~ C'est un saint que vous perdez, »
écrivait-on de tous les côtés; et nous, qui
l'avons vu de près, ne pensons pas différemment
! Au jour des funérailles, le T. R. P. Général
demandait à ses nombreux fils assemblés autour de
lui: « Qui se souvient avoir jamais vu le Bon Père
André poser un acte par un motif naturel ? Pour moi, qui
l'ai longtemps et intimement connu, je n'en trouverais pas.»
Le Bon Père André Prévot était, de
fait, une de ces figures comme on n'en voit guère sur cette
terre, grande, originale et belle, une de celles qui apparaissent
comme des incarnations d'un autre âge et forcent l'admiration
où qu'elles soient !. . Ainsi, il déposait comme
témoin, au tribunal diocésain institué à
Namur pour instruire la cause de Mère Marie Véronique
du Cur de Jésus, dont il avait écrit la vie.
« Quand il parlait, constatèrent les membres du tribunal,
nous oubliions de qui il s'agissait, et nous étions plutôt
tentés de consigner nos impressions en vue de sa béatification
à lui... » C'est que tout, dans sa personne, avait
et trahissait quelque chose d'extraordinaire. On a vu comment,
curé, il entendait les nécessités de la vie.
Il paraissait les ignorer, au grand désespoir de ceux qui
s'intéressaient à lui; comme le bon percepteur qui,
chargé de lui remettre son traitement, confiait ses inquiétudes
à un curé du voisinage: « J'ai là le
traitement de M. l'Abbé Prévot, mais que faire ?
si je le lui porte aujourd'hui, il n'y en aura plus demain un
centime. » Il ne changea guère, une fois religieux.
Dix jours avant sa mort, il confessait n'avoir jamais réussi
à arranger passablement son col, et nous lisions, au carnet
de son secrétaire, sans trop oser en sourire , tant nous
savions la recommandation nécessaire: « Quand le
Bon Père part en voyage, bien s'assurer qu'il a l'argent
voulu ». Lui n'y eut pas songé, pas plus qu'il ne
songeait parfois à avertir qu'il devait s'absenter. Heureusement,
de bons anges étaient là qui suppléaient
à ses oublis.
Il semblait, de parti pris, ne rien savoir de la terre ni pour
la terre. S'il vivait, c'était uniquement pour prier d'une
oraison habituelle et pour se mortifier d'une continuelle mortification.
On peut conjecturer quels furent les résultats d'un tel
programme, inlassablement et parfaitement mis en uvre, durant
plus de cinquante ans: « Le Père Prévot est
de plus en plus saint, » écrivait Mère Véronique
dès avant 1880; et notre T. R. P. Général
pouvait nous dire ce que nous sentions tous: Il fut dans l'uvre,
non seulement un réparateur, mais vraiment «le Réparateur.
»
L'Eglise a besoin dâmes qui s'immolent, au même
titre qu'elle a besoin du Saint Sacrifice de la Messe. Il ne lui
suffit pas que le sacrifice de Jésus-Christ se continue
mystiquement à l'autel, il faut aussi qu'il se continue
historiquement dans ses membres. Un devoir naît de là,
qui s'impose à tous. Mais, que nous le remplissons mal
! Aussi, de temps à autre, Dieu donne à la terre
des âmes de choix, qu'il oriente principalement vers ces
grandes pensées de la souffrance et de l'expiation. D'ordinaire,
nous ne les comprenons guère. . . Et, de fait, elles ne
sont pas de ce monde! Animées de la sainte folie de la
croix, elles s'abandonnent à la justice divine, prenant
sur elles unies à Jésus-Christ, pour les réparer,
toutes les fautes, tous les désordres de la terre. Ne pouvant
se faire à l'idée que d'autres âmes se perdent,
elles rêvent de se substituer à elles, de faire de
leur corps et de tout leur être, de vivantes représentations
de Jésus Crucifié, de s'opposer avec Lui, comme
un mur, entre Dieu et le monde pour en détourner sa colère.
Ces quelques traits résument, semble-t-il, la vie de notre
vénéré Père. Dieu lui avait donné
une vocation de victime privilégiée, lui mettant
au coeur un grand attrait pour la souffrance et pour la croix.
Né au Teil (Ardèche) le 9 Novembre 1840, il avait
été guidé, au cours de ses études
théologiques au grand séminaire de Viviers, par
le propre directeur de Mère Marie Véronique, un
Sulpicien, qui écrivait: « Dès ma seconde
année de séminaire, le Sauveur m'a toujours montré
la vie sacerdotale, comme un état de victime et de victime
consommée pour toutes les âmes sans exception. Aussi
depuis lors, la grâce de l'attrait en moi a toujours été
la vie de sacrifice pour les autres. »
Diverses notes, retrouvées dans les papiers de M. l'Abbé
Prévot et datant de 1874, nous le montrent animé
des mêmes dispositions. Aussi, au sortir de Port-de-Bouc,
c'est tout naturellement qu'il se rapproche de la pieuse fondatrice
des Victimes, qui entreprenait d'établir alors, auprès
de sa communauté, un groupe de prêtres à qui
elle aurait communiqué, comme à ses filles, l'esprit
de victime. Bientôt il devint le dépositaire des
confidences et des secrets intimes de cette sainte âme.
En même temps, il était en relations avec le Père
Giraud et avec tous ceux que la grâce poussait dans la même
voie. Partout c'était la même note quil entendait
et sûrement donnait lui-même : crucifions-nous et
obtenons de Dieu qu'I1 nous crucifie; à nous, toutes les
peines, toutes les humiliations, toutes les abjections, toutes
les morts, pourvu que Dieu soit glorifié et les âmes
sauvées !
I1 sut se crucifier. A l'âge de dix-sept ans, son attrait
pour la vie religieuse lui avait fait solliciter son admission
au noviciat des Pères Jésuites. Au bout de six mois,
il avait usé des mortification avec un si parfait entrain,
qu'il dut, pour réparer sa santé épuisée,
renoncer à ses beaux rêves et chercher, au sein de
sa famille, deux années de repos et de soins. Des témoins
dignes de foi nous assurent qu'à Villeneuve-lez-Avignon,
où il était vicaire en même temps qu'aumônier
des Surs Victimes, ses disciplines étaient fréquentes
et effrayantes.
L'obéissance dans la vie religieuse tempéra cette
sorte de haine qu'il avait de son propre corps, mais sans cependant
la supprimer jamais complètement. Toutes ses journées
se ressemblaient, avec la même régularité:
C'étaient de longues heures d'adoration, agenouillé
et sans appui.., c'étaient des repas insignifiants que,
par toutes sortes d'industries, il essayait de rendre moins agréables
encore au goût; c'étaient les chaînettes de
fer qui gênaient ses mouvements et qu'au long de ses conférences
quotidiennes aux novices, il rendait plus pénibles en les
heurtant avec force à son pupitre.., c'étaient,
quand il le pouvait, les égarements volontaires dans les
orties du chemin.., c'étaient, au soir de journées
pourtant bien remplies, de longues veilles encore devant le Saint-Sacrement..,
et pour couronner le tout, une dure discipline, régulière
et lente comme s'il se fut agi d'un autre que lui-même..,
prolongée parfois, au point qu'un de ses novices, filialement
indiscret, s'endormit un jour, en essayant d'en compter les coups...
Et le programme n'avait pas changé à ses soixante-treize
ans. Rien de cela n'était nouveau pour nous, rapporte le
R. P. Jean Guillaume, et rien ne pouvait nous étonner.
Le vénéré Père vivait réellement
les pieuses industries de la Prière universelle, auxquelles
il s'était jadis initié croyons-nous
auprès des Ursulines d'Aix-en-Provence. Toute sa vie traduira
désormais les conclusions de ce remarquable document:
« Ne vous occupez plus que de Jésus, de ses intérêts,
de ses membres; employez tout votre temps à cette Prière
universelle qui est celle du Cur de Jésus; perdez-vous
vous-même de vue complètement, Jésus saura
prendre soin de vous, si vous vous oubliez; celui qui perd son
âme la trouvera. »
Le nom même qu'il s'était choisi n'était-il
pas, d'ailleurs, une claire indication de ses projets ? S'il avait
voulu se mettre sous la protection de saint André, c'était
pour avoir une part toujours plus grande à son amour de
la croix, parce qu'à son exemple, il la trouvait «
admirable, désirable, tout embellie et illuminée
par le choix qu'en avait fait le Sauveur. »
La mortification intérieure de notre Bon Père n'était
pas moindre. La pratique de ses vux lui en fournissait un
champ déjà vaste. Son obéissance était
celle d'un enfant quand l'autorité avait parlé;
sa volonté disparaissait alors, ainsi que ses pensées
et son jugement propre. Le souci d'une pureté virginale
le guidait et lui était une source de sacrifices, faisant
de son corps et de son âme « une hostie vivante, sainte,
agréable à Dieu. » Quant à sa pauvreté,
la plus délicate et la plus difficile des vertus dans la
pratique quotidienne, elle tenait chez lui du prodige. Tout était
misérable de ce qui lui servait, et la chambre qu'il habitait
gardait toujours, par son entier dénuement, quelque chose
d'effrayant. Pas de poêle, même au fort de l'hiver,
une table dans un coin, un pauvre lit et deux chaises en constituaient
d'ordinaire, tout l'ameublement et toute la décoration;
encore tout ce qu'on lui donnait était-il toujours trop
bien et trop beau. Et cela, sans discontinuer jamais. C'était
un principe arrêté chez lui: chaque minute devait
être marquée d'un sacrifice. Il vivait, montre en
main, du matin au soir, avec cette pensée, avec cette recherche
du sacrifice à offrir continuellement à Notre-Seigneur.
C'est même, peut-être là, le trait le plus
saillant de sa vie et qui supposait chez lui une volonté
de fer. Un de ses fils spirituels lui soumettait un jour, le règlement
de ses journées et lui disait: « Quand je voyage,
je ne sais pas toujours à quoi me distraire. » Les
paupières baissées du Père André se
relevèrent alors, et dans ses yeux passa un bon sourire,
nuancé d'étonnement interrogateur: « 0h, comment
peut-il être question de distraction pour nous, prêtres
et victimes ? » répliqua-t-il.
Dieu lui-même exauçait de mille manières ses
demandes d'immolation. « Il n'y a que Dieu qui sache bien
crucifier, » aimait-il à redire, d'ailleurs en connaissance
de cause! Il eut aimé une vie adonnée à la
contemplation, délibérément ensevelie et
cachée. C'est sous cette impression qu'il renonça
au ministère paroissial. Dès que M. l'Abbé
Prévot eut connu les projets de Mère Marie Véronique,
il en devint le pivot. Ses vertus, son esprit de victime, sa profonde
piété le désignaient, en toute première
ligne, pour ce rôle. Malgré son zèle ardent,
ses essais de vie religieuse, nous l'avons vu, avaient échoué.
De l'année 1883 à 1885, M. l'Abbé Prévot
entretint une correspondance assez espacée, quoique suivie,
avec le Père Dehon, mais sans encore oser se décider.
Le vrai du vrai, c'est d'abord que le digne prêtre hésitait
à se placer sous la juridiction de Sa Grandeur Mgr. Thibaudier,
à cause des difficultés dont il a été
question dans cet ouvrage, au chapitre intitulé: «
Vers la vie réparatrice »; et, chose assez compréhensible
à l'égard d'un Institut aussi jeune, rien n'était
encore parvenu à ôter M. l'Abbé Prévot
d'un doute, concernant l'Institut fondé par le Père
Dehon. Y avait-il vraiment lieu de considérer la Congrégation
naissante, comme une uvre présentant déjà
des garanties suffisantes d'organisation et de stabilité
? Saint-Quentin est si loin. . . comment en avoir le cur
net ? La question se posait évidemment de toute nécessité.
Malgré le Décret du Saint Office, daté du
28 Novembre 1883, qui semblait avoir tranché la question..,
en supprimant d'office l'Institut des Oblats du Sacré-Cur.
M. l'Abbé Prévot réservait son jugement..,
qui sait ? une lueur d'espoir luira-t-elle peut-être de
ce côté !. . Tandis que nous le voyons alors multiplier
consultations sur consultations à ce sujet, les lettres
réconfortantes du Père Galley, déjà
novice au Sacré-Cur de Saint-Quentin, et les paternelles
interventions du Père Modeste, (S. J)., l'un de nos grands
amis d'alors, le décident enfin à se mettre en route.
Le 21 Mai 1885, l'Abbé Prévot arrive à Saint-Quentin,
d'où il part bientôt pour Watersleyde. C'était
l'époque où un premier groupe d'élèves
des alentours et quelques Alsaciens venaient de se présenter
à cette nouvelle école, comme une indication de
la Providence. Les desseins du Ciel apparaissent maintenant !
Désormais le nom du Père André Prévot
sera inséparable de notre première fondation de
Hollande.
Du vivant de Mère Marie-Véronique, lInstitut
des Victimes et le nôtre n'avaient pu être que parallèles,
tant de discrétion s'imposait vis-à-vis de S. G.
Monseigneur Thibaudier. La fusion ne put s'opérer qu'en
1884-1885, lorsque les disciples de la vénérée
Mère furent entrés au Noviciat du Père Dehon.
C'est chose faite ! Voici le Père André lui-même
au port tant désiré ! Comme il fallait s'y attendre,
Dieu Lui-même aide alors visiblement son serviteur à
vivre la vie spéciale de victime à laquelle Il l'avait
appelé. Sans mot dire et de bon coeur, la victime s'offre
tu sacrifice, comme d'autres courent après les plaisirs.
Toute sa vie, les soucis d'administration, le supériorat,
les charges et les difficultés resteront son lot; innombrables
apparaîtront donc ces occasions de sacrifice, pour lui qui
prenait à la lettre le mot le sainte Sophie Barat: «
Le Supérieur doit être le porte-croix de sa communauté.
» Qui redira jamais ses peines intérieures constantes,
ses inquiétudes, ses scrupules et les angoisses indicibles
qui, sous les formes les plus variées, « usaient
son âme, » non sans lui inspirer les pires désolations
et les plus douloureuses terreurs ! Alors que les voix étaient
unanimes de Marseille en Hollande à proclamer sa sainteté,
alors que pour tant d'âmes douloureuses, le Père
André était si suavement pacifiant, il semble qu'il
ait eu comme un bandeau sur les yeux, en ce qui le concernait.
Et ses troubles s'accumulaient, au nom soi-disant de la justice,
de la charité, de l'obéissance, lui faisant sans
cesse appréhender l'enfer au bout de son chemin... Puis
c'était son caractère d'une inouïe vivacité
et que Dieu ne devait modifier que peu à peu. Aux derniers
temps de sa vie, il n'y aura plus chez lui, que douceur, bénignité
et débonnaireté. Mais, que d'efforts et de victoires
seront nécessaires pour en arriver là; ceux qui
le connurent autrefois peuvent seuls en avoir l'idée.
Ce qui ajoutait à son mérite, c'est que jamais ou
presque, son âme ne s'éclairait des célestes
consolations, réservées d'ordinaire aux amis de
Dieu. Pour lui, le ciel était obstinément d'airain.
Dans le monde, il paraît qu'il jouît parfois de grâces
et de dons extraordinaires, mais nous ne pensons pas qu'il en
fut jamais question dans sa vie religieuse. La croix nue, toute
nue, et la pure foi, il ne connaissait rien d'autre ! I1 vivait
sans consolation ét, nous le savons, son désir était
de mourir aussi sans l'ombre de consolation: « Deux minutes
me seront accordées au moment de ma mort, nous confiait-il
un jour, rapporte le Père Jean Guillaume: une, pendant
laquelle me seront présentées toutes les consolations
désirées pour moi, par tant de saintes âmes;
une autre, pour que je puisse en faire un dernier sacrifice. »
Qu'en fut-il à cet instant suprême ? Dieu seul le
sait, mais du moins, notre Bon Père ne variait pas dans
ses désirs, car le dernier mot qu'il écrivit, le
22 Novembre 1913, avant d'être arrêté par la
courte maladie qui devait nous le ravir, fut le suivant:
« Je renonce de bon cur à toutes les consolations
que je pourrais avoir, afin que vous en ayez un peu. »
Victime par vocation, le R. P. Prévot devait avoir pour
mission de semer autour de lui l'idée et l'amour de la
réparation et de la vie de victime. A ce point de vue,
il fit un bien immense et qui restera, tant par les fonctions
qu'il remplit dans notre Congrégation que par les nombreux
livres et retraites spirituelles qu'il donna, dans ses dernières
années. S'il est, dans une Congrégation à
ses débuts, une fonction difficile, c'est assurément
celle de Maître des novices. Il faut s'inspirer de l'esprit
du Fondateur, pour le communiquer à tous, établir
dans une pensée d'union commune pour l'avenir, des traditions
qui durent, préparer les sujets à répondre
à tous les plans et à toutes les intentions de la
Providence, pour le jour où la manifestation s'en fera...
En ce sens, dans les commencements d'une uvre, tout est
à créer et à établir. Le R. P. André
n'était pas de six mois dans la Congrégation que,
le jugeant suffisamment imprégné de l'esprit qu'il
entendait donner à son uvre, le T. R. P. Dehon l'appelait
à ce poste délicat. Après sa profession,
qui eut lieu en présence de Sa Grandeur Mgr. Thibaudier,
le 22 Septembre 1885, le Père André Prévot
exerça les fonctions de Maître des novices pendant
vingt-cinq ans à Watersleyde, puis à Sittard, où
il jeta les bases d'une maison, qui compte parmi les plus prospères;
et quand la Congrégation se fut assez étendue pour
nécessiter une répartition en Provinces, au noviciat
transféré à Meslin-l'Evêque, pour le
groupe franco-belge. Durant ce quart de siècle, presque
tous les religieux d'un certain âge, que compte notre Congrégation,
passèrent sous sa direction et furent formés par
lui. C'est donc son esprit qui leur fut donné; c'est son
exemple qu'ils eurent sous les yeux, comme le type accompli de
la vocation à laquelle Dieu les appelait.
Le même rôle d'initiateur, il eut encore à
l'exercer lors de létablissement des Provinces, car
il devint, en Janvier 1909, à la satisfaction de tous,
notre premier Provincial. Il eut alors à redire à
ses anciens novices, redevenus ses enfants, les leçons
et les préceptes de jadis. Il put les encourager à
suivre, sans dévier, l'austère chemin tracé
aux premiers jours, avec toujours plus d'affectueuse générosité
et de dévouement pratique aux oeuvres de Dieu. Il excella
surtout à leur présenter le double but d'amour et
de réparation vers lequel tous tendaient.
C'est à ce poste que le trouva, en Mai 1913, la confiance
de ses Supérieurs et de ses frères, quand il s'agit
de donner un successeur au regretté Père Charcosset
dans la charge de premier assistant Général. Chacun
espérait que ces nouvelles fonctions lui seraient une occasion
d'étendre à toutes nos Maisons le bien qu'il n'avait
cessé de faire autour de lui. Aussi la douleur fut-elle
grande et les regrets unanimes, quand nous fut annoncée
sa mort quasi imprévue, après une maladie de deux
jours, en apparence bénigne. Nous étions désormais
privés de celui que nous regardions comme un père
toujours affectueux, comme un maître et un confident toujours
sûr.
L'esprit de victime qu'il inculquait à ses frères
en religion, Dieu voulut aussi qu'il le répandit au dehors.
Ses instructions aux novices avaient été, peu à
peu, se perfectionnant et, à la demande de plusieurs, livrées
enfin à l'impression. Ce fut l'origine de livres nombreux,
où dominent, avec la dévotion à Marie et
au Coeur de Jésus, les meilleurs conseils pratiques et
les plus pressants encouragements à la vie de victime ,
telle que le vénéré Père la comprenait.
Là encore, les bénédictions de Dieu furent
visibles. Plusieurs ont du être réédités
de son vivant, d'autres ont été traduits ou le sont
actuellement, en diverses langues. Tous portent à plus
d'amour confiant pour Dieu, à plus de vrai détachement,
à plus d'absolu renoncement et justifient cet éloge
d'un pieux Evêque au sujet de l'un d'eux:
« J'ai recueilli plus d'un témoignage des âmes
auxquelles j'avais recommandé votre livre, surtout des
âmes consacrées à Dieu dans le sacerdoce et
dans la vie religieuse, qui ont retiré de ces méditations,
les plus grands fruits. »
Après l'avoir lu, on voulait le mieux connaître et
parfois l'entendre. Ce fut l'occasion de correspondances suivies
où il se donnait tout entier, avec le meilleur de son âme;
et où se trouve, à chaque ligne, la marque sûre
de sa sainteté et des généreuses ardeurs
qu'il voulait communiquer, pour le pur amour de Dieu, la pure
confiance et le pur abandon.
Ce fut aussi l'occasion des nombreuses retraites qui lui furent
demandées, les cinq dernières années de sa
vie, dans diverses Communautés de Belgique et de Hollande.
I1 s'était fait une règle de ne jamais refuser la
parole publique, malgré qu'on le priât parfois de
s'épargner ce surcroît d'occupation et de fatigues.
Sa voix était bien affaiblie cependant, ses forces bien
épuisées, mais une Communauté religieuse,
ou un groupe de prêtres lui apparaissaient comme un terrain
choisi, où se pouvaient semer les chères pensées
qui le hantaient, d'amour et d'immolation, pour la plus grande
gloire de Dieu et le salut des âmes. Cette considération
le faisait passer par-dessus tous les raisonnements d'une trop
humaine prudence, et de fait, les résultats justifiaient
ses pieuses témérités: « A le voir
plus encore qu'à l'entendre, nous disait un jour le Supérieur
d'une fervente abbaye, rapporte encore le Père Jean Guillaume,
nous nous; sentions touchés et pressés de nous sanctifier.
» C'était partout la bonne odeur de Jésus-Christ
et la force entraînante d'héroïques exemples.
Dieu permettra-t-il une plus complète révélation
d'une vie si belle et qui mérite tant d'être connue
? Nous en avons le filial désir et la ferme espérance.
Ces pages n'auront esquissé de notre Bon Père, que
ce qui fut le trait saillant de sa vie: Amour et sacrifice en
esprit de réparation. C'est pour le rappeler, dans une
description, de beaucoup supérieure au portrait que nous
avons réussi à prendre de lui, qu'au moment de ses
funérailles, nous avons fait imprimer sur son image mortuaire,
ces paroles où il avait mis le meilleur de lui-même:
« Je tâcherai de me dire, dans toutes les occasions:
il faut faire déborder la mesure de la charité !
Si l'amour-propre me dit: il faut défendre son droit, je
répondrai: il faut faire déborder la mesure de la
charité. Si la prudence de la chair prétend qu'il
ne faut pas se prodiguer, pour ne pas perdre de sa valeur, je
répondrai: il faut faire déborder la mesure de la
charité. Puis, à mon tour, quand j'aurai besoin
d'une aide, d'un conseil, d'une correction, d'une consolation,
peut-être d'un pardon, d'un secours pour le corps ou pour
l'âme, pour moi-même ou pour mes frères, j'irai
à Jésus: Bon Maître, Vous avez promis de nous
rendre la même mesure; il faut faire déborder, Vous
aussi, la mesure de la charité !
«LE PERE DEHON ET SON OEUVRE »
(Les Colonnes de lOEuvre page 283 et sq)
Sa dernière nuit (du mardi 25 au
26 novembre 1913)
Vers 11 h. 1/2 du soir, 1e bon P. André avertit son gardien
qu'il navait plus besoin de rien, qu'il resterait à
jeun pour communier le lendemain, et le pria de tourner le bouton
électrique et d'aller se reposer. L'infirmier refusa de
partir et d'éteindre les lumières. Il fallait voir
clair en cas d'alerte et les ordres de son Supérieur étaient
formels. Toutefois, pour montrer quelque déférence,
il se retira dans la pièce contiguë où se trouvait
le bureau du Bon Père. Celui-ci, n'entendant plus aucun
mouvement, comprit que le Père infirmier veillait à
ses côtés. Il le rappela : Père, êtes-vous
fâché ?Non, mon Père, je ne suis ja-mais
fâché contre vous.Pourquoi alors ne voulez-vous
pas vous en aller ? Soyez bon avec moi; Père, soyez bon
!
Le Père infirmier luttait difficilement contre son bon
coeur.
Mais puisque la maladie n'offrait, semblait-il, rien d'alar-mant,
il demanda au Bon Père de frapper légèrement
à la cloison, en cas de nécessité, et il
se retira dans sa chambre, tout près, laissant les portes
ouvertes. Il s'étend simplement sur son lit, l'oreille
aux écoutes. Il avait compté avec la prudence de
son malade, mais non avec son amour. Mille fois et plus, le P.
André s'était répété la parole
souveraine, qui lui avait permis d'accomplir des prodiges de zèle,
de mortification, de dévouement : «Lamour donne
des forces !» Oui, lAmour de Jésus qui se trouvait
là, seul, dans son tabernacle, à quelques pas seulement
de lui ! Quoi donc ? il naurait pas la force de tenter ces
quelques pas ? Il nirait pas, au milieu du silence, de la
solitude et de la nuit lui rendre une petite visite, comme il
lavait fait tant de fois ?...Alors il se leva, frôla
légèrement la cloison.
Linfirmier lentendit et se prépara à
sortir: mais pensant que le malade ne faisait qu'un mouvement
dans son lit, il attendit. Et voilà que la porte du bureau,
s'ouvrant tout à fait, grince et trahit une sortie du Bon
Père. Aussitôt. l'infirmier est debout; il est hors
de sa chambre; c'était trop tard pour conjurer un accident
fatal. Le Bon Père criait déjà: « Père
! Père ! » et tombait à la renverse dans le
couloir à deux ou trois pas de sa porte, laissant échapper
sa montre qu'il tenait de la main droite avec son chapelet. L'infirmier
était là, juste à temps pour amortir le coup
et empêcher la tête de donner sur le plancher.
« Mais, mon Père! que faites-vous ?s'écrie
l'infir-mier consterné. Où allez-vous ?» et
sans parole, le Bon Père, de la main gauche montra la tribune
de la chapelle. Comme le Père infirmier le prenait sous
les bras pour le reconduire à son lit, il se dégagea
pour marcher seul. Mais ce suprême effort avait consumé
ses dernières forces, et, retombant, dans les bras de son
gardien, il soupira: « je meurs! »
Très délicatement, le robuste infirmier le porta
sur lit et pensa appeler le Père Maître. Celui-ci,
intrigué par les bruits qu'il avait entendus (chute du
corps et de la montre), levé aussitôt, était
déjà près du malade ; « Je le trouvai
sans connaissance, dit-il, les yeux ha-gards et s'efforçant
très péniblement de respirer. Il n'a-vait plus le
souffle rapide des heures précédentes. Je lui suggérai
l'oraison jaculatoire: « Jésus, Marie, Joseph. »
tandis que le Père infirmier allait réveiller la
Commu-nauté.
On commença immédiatement les prières des
agonisants, et, sans même les avoir achevées, on
récita celles de la Recommandation de lâme.
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que
le Révérend Père André, Réparateur
et Victime, rendait sa belle âme à Jésus son
Dieu et son ami. C'était le 26 Novembre 1913 à 0
heure 15 du matin.
Le corps du Vénéré et regretté défunt
demeura exposé trois jours (mercredi, jeudi et vendredi)
sans inconvénient. Le Bourgmestre de Brugelette délivra
un permis d'inhumer «le saint père André Prévot»
- disait le texte - et les funérailles eurent lieu le 29
novembre, à 10 h. et demi du matin.
On prit la route du petit village de Mévergnies, dont dépend
la résidence de Frésignies, et, après une
nouvelle absoute, le corps fut déposé, provisoirement,
dans le tombeau de la famille Scouvémont, derrière
la chapelle de lImmaculée Conception, à gauche
du choeur.
Cest là que repose, encore maintenant, sous le manteau
virginal de sa mère bien-aimée, le P.R. André
Léon Prévot, Prêtre du Sacré-Coeur
en attendant des jours plus glorieux pour lui et pour la Sainte
Eglise.
(Extrait de «Vers le Cloître
et la sainteté» du Père Georges BERTRAND scj)
(Le REGNE N° 12 de 1923)
Mon saint assistant, le P. André,
est mort. Le P. Dehon a un très beau souvenir du P. André
Prévot, maître des novices de 1886 à 1909,
et supérieur provincial de 1909 jusqu'en 1913. «Il
n'y a qu'une voix à son sujet, écrit-il: c'était
un saint». «Notre saint est mort», écrit-il
encore, annonçant sa mort aux Soeurs Victimes de Namur:
«toujours priant, toujours s'immolant, toujours patient
et doux. Il n'a été malade que trois jours. Son
corps était usé. Un simple refroidissement a vite
dégénéré en phtisie galopante. C'est
mercredi matin qu'il est mort. Nous pensons tous qu'il a dû
célébrer au ciel la fête de St André
son patron. Il faut cependant prier pour lui...
Quelle vie bien remplie. Il continuera à faire le bien
par ses livres qui se vendent beaucoup.
Il doit être maintenant en longue conversation avec votre
sainte Mère» (lettre du 30.11.1913).
«Nous préparons la vie du P. André, dit encore
le P. Dehon; c'est un saint. Un pieux religieux nous a dit: une
Congrégation qui a un saint de cette trempe-là dans
ses fondements est sûre de son avenir» (NQ XLIII,109).
(NQ5 page 571 Note 16)
AVANT-PROPOS,
EXERGUE - CAUSES
INTRODUITES