Le mercredi
29 janvier 1936, on déposait, au caveau des prêtres
du Sacré-Cur (cimetière Saint-Jean à
Saint-Quentin), la dépouille mortelle du R. P. Alphonse Weber,
prêtre du Sacré-Cur, décédé
à Lille (chez les Frères de Saint-Jean de Dieu) à
l'âge de 63 ans.
Le. Petit-Clerc, en cette circonstance, se fait un devoir d'adresser
un dernier hommage de respectueuse gratitude et de religieuse tristesse
à celui qui fut recteur de l'école Saint-Clément,
de 1931 à 1934, et nous quitta, presque pour aller mourir.
Le R. P. Alphonse Weber, d'origine lorraine,
naquit à Biding, le 15 octobre 1873. Après avoir commencé
ses études chez les Pères du Verbe Divin, à
Steihl, il arriva, très jeune encore, en 1886, à 1'école
Saint-Clément de Fayet. Il y fit de fortes études,
tenant une bonne place, parmi les meilleurs, et subit l'ascendant
en particulier, de son professeur de français, M. le chanoine
Châtelain (1) qui lui donna le goût de la belle littérature.
A la fin de sa rhétorique, il fut reçu au Noviciat
des Prêtres du Sacré-Cur, transféré
alors de Fourdrain à Saint-Quentin, puis à Clairefontaine
et prononcera ses premiers vux le 14 septembre 1894.
Après une année de philosophie à Clairefontaine,
ses supérieurs l'envoyèrent, avec quelques-uns de
ses condisciples, faire ses études théologiques au
Grand Séminaire de Saint-Sulpice à Paris. Il y passa
les années 1896-97-98-99.
Cependant, au mois d'octobre 98, (nous écrit un de ses plus
fidèles amis et condisciples), le Séminaire de Saint-Sulpice
devenant trop petit pour accepter toutes les recrues, M. Captier,
en ce temps-là supérieur de la Maison, demanda au
Très Révérend Père Dehon, de retirer
de Saint-Sulpice, ceux des membres de sa Congrégation dont
la présence n'était pas nécessaire (2) Le R.
P. Alphonse fut du nombre de ceux que le T. R. P. Dehon retint à
Saint-Quentin. L'épreuve fut dure, mais de courte durée.
Le R. P. Gaillard, le fidèle ami dont nous avons parlé,
rentra à Paris et fut placé dans l'annexe que M. Captier
avait ouverte au n° 254 de la rue Saint-Jacques pour y loger
la plupart des diacres. Quand il y fut installé, le R. P.
Gaillard s'aperçut que sa chambre était vaste, très
vaste, trop vaste, si vaste qu'il s'en alla trouver M. le Supérieur
de la résidence, M. Gontier, et lui demanda un socius, un
co-chambriste. La Providence et la charité fraternelle s'étaient
liguées pour faire ainsi revenir le R. P. Alphonse. Sa joie
fut bien grande: sa formation sacerdotale serait complète
et sa reconnaissance ne le fut pas moins: il garda jusqu'au dernier
moment la plus vive amitié pour son charitable confrère.
Il passa donc ses années de séminaire dans le travail
quoti-dien, consciencieux et fructueux, sans attirer l'attention
sur lui--même, se contentant d'être un pieux, studieux
et fervent séminariste. Au lendemain de son ordination sacerdotale,
en 1899, il était nommé professeur à notre
école apostolique de Clairefontaine.(3) Clairefontaine !
Séjour enchanteur ! combien se sont laissés prendre
à ses charmes irrésistibles !
C'est là, au milieu des petits Lorrains et Luxembourgeois
qui composent la majorité de l'école (je parle de
1900, alors qu'il y avait aussi quelques Belges et Français);
cest là, dans cet ancien monastère de religieuses,
dans ce petit bâtiment, aux petites chambres, aux petits couloirs;
c'est là, à l'entrée d'une pittoresque vallée,
où serpente capricieusement un glacial ruisseau, affluent
de l'Eisch, rivière aussi pure, aussi vagabonde, réservoir
de truites, ombres et brochets; près de ces sources vives
et nombreuses qui jaillissent de toutes parts, sous les pas; au
pied de la colline du Bardenburg, ancien camp romain, sous les ombrages
de ces collines boisées de hêtres, chênes ou
sapins, et peuplées d'un abondant gibier, poil et plume,
(faisans, renards, ramiers, chevreuils, lièvres et blaireaux);
c'est là, dans cette contrée forestière et
frontalière qui limite la Belgique et le Grand-Duché
de Luxembourg, où l'on rencontre tour à tour, à
l'improviste, sous un buisson, derrière un arbre, ou couchés
dans les blés, douaniers ou contrebandiers, gardes-chasse
ou braconniers; c'est là, enfin dans cette école qui
remplissait les bois et la vallée des échos de sa
cloche de cathédrale, des cris joyeux des enfants, des rires
bruyants et des voix sonores des professeurs et surtout des chants
pieux, en toutes langues, à la Vierge Mère de Miséricorde,
patronne de ces lieux... c'est là que vécut pendant
vingt-neuf ans, un long quart de siècle, le R. P. Alphonse
Weber, remplissant tour à tour les fonctions de professeur,
d'économe ou de Recteur... et c'est là ce qui explique,
pour une bonne part, sa mentalité, son tempérament,
ses habitudes : Bonté, douceur, mélancolie, tendre
dévotion à la Très Sainte Vierge, amour des
belles cérémonies, des chants pieux et des churs
majestueux, sacrés ou profanes, à la vesprée
surtout, en plein air, sous un ciel étoilé, avec la
joie frissonnante d'entendre les voix que la brise du soir porte
de feuille en feuille.
(1) Professeur à l'Institution Saint-Jean
à Saint-Quentin.
(2) La loi obligeait alors les religieux, s'ils voulaient échapper
aux trois ans de service militaire, à faire un stage dans
un Grand Séminaire et à exercer ensuite. pendant un
certain temps, le ministère paroissial. Le R. P. Weber, étant
lorrain et heimatlos, nétait pas soumis à la
loi militaire française, ce qui explique la décision
des Supérieurs au sujet de son séjour à Saint-Sulpice.
(3) Province du Luxembourg belge, à 4 Km à lest
dArlon
Avec cela, l'amour de la nature un
peu sauvage, le goût des aventures, des longues promenades,
à pied, escalades des roches à pic, dégringolades
au fond des ravins, où l'on se pâme d'aise à
tendre l'oreille «à ce duo des eaux qui chuchotent
aux gués
«où leur course est plus folle et leurs glouglous plus
gais.
Vingt et trente ans, en pleins bois, en pleine verdure !... à
moins que ce ne soit en pleine neige, et en pleine gelée
qui vous cloue sur place les eaux les plus frétillantes et
qui vous donne loisir de pirouetter au nez, à la barbe des
poissons, ahuris de voir seffondrer, par delà le mur
de glace qui les sépare du monde, la tête ou le fondement
de quelque maladroit patineur !... à moins encore que ce
ne soit le temps des moissons, de ces journées où
le soleil profite des moindres échancrures de nuages pour
vous envoyer des bouffées de rayons étouffants qui
vous réduisent à l'état de petits pains dans
un four !... Vingt ou trente ans, en pareille zone, quand on est
déjà très amateur de littérature, de
poésie, d'art classique et romantique, romantique surtout:
si l'on ne devient ni rêveur ni sybarite, on y perd au moins
est-ce un mal ? le goût du travail fiévreux
des collèges citadins qui connaissent la Trêve de Dieu
mais non celle de la belle nature. On y gagne est-ce un autre
mal ? la haine de ces geôles enfantines où s'étiolent,
enchaînés à l'inflexible règlement quotidien
et condamnés à la ronde entre quatre murs, les muscles,
les nerfs, et les bronches, toute la vigueur corporelle et les aspirations
indomptables d'une poitrine qui veut respirer, d'un cur qui
veut battre à l'aise, d'un corps et d'une âme qui réclament
ensemble la liberté du grand air et le grand air de la liberté.
Il faut distinguer entre 1'école et le village de Clairefontaine.
L'école, isolée, est placée au sommet d'un
angle droit formé par deux vallées. L'une, celle de
l'Eisch, de 200 à 300 mètres de largeur, sur 3 kilomètres
de longueur, court du Sud au Nord; elle est brusquement coupée
à ses deux extrémités par des collines. L'autre,
celle du ruisseau de Clairefontaine, très resserrée
: (50 mètres de largeur sur 700 ou 800 de longueur) de 1'est
à 1'ouest jusqu'au village où se trouvent la chapelle
et le tombeau d'Ermesinde et la maison de campagne des Pères
Jésuites.
Professeur, bon professeur, aimant beaucoup les branches d'enseignement
qui lui étaient réservées (catéchisme
et littérature) il dut cependant, plus d'une fois, se convaincre,
à la façon d'Horace, qu'il fallait « avoir un
triple blindage de bronze autour du cur » pour s'enfermer
dans une cellule, par 20, 25 et 30 degrés de chaleur et passer
deux et trois heures, sans débrider, à refaire à
l'encre rouge le travail fait par les élèves à
l'encre noire ! Des copies, et des copies, et encore des copies,
et tous les jours des copies à corriger, quand on voit, de
sa table de travail. passer à peine à portée
de carabine, les écureuils, les éperviers, les martins-pêcheurs
et les geais ricaneurs ! Non ! c'est trop de sacrifices à
la fois... et de tentations ! Il y succomba quelquefois, j'en suis
sûr,... avec lui, j'y ai succombé...
Les élèves de Clairefontaine, quand il en fut nommé
Recteur, devaient en profiter.
Sans se désintéresser aucunement des études,
mais ayant toute confiance dans l'activité intelligente du
corps professoral qui le secondait, sa grande préoccupation
fut d'adoucir la rigoureuse et nécessaire inflexibilité
des préfets d'étude et de discipline, de donner à
l'enseignement un air familial et, quand il le pouvait il
le pouvait de temps en temps de quelque nouveau Saint, charger
(soudain) son prône, afin, en son honneur, de donner une promenade,
une grande promenade supplémentaire.
Bon jusquà lindulgence, indulgent jusquà
la faiblesse...paternelle, incapable de la moindre sévérité,
même dans le regard, le geste ou le ton de la voix, c'était
pour lui, un vrai martyre que d'avoir à prendre une mesure
de rigueur, telle qu'un renvoi. Son plaisir ? c'était de
faire plaisir aux enfants. Sa joie ? de se trouver au milieu d'un
cercle d'enfants; enfants, au sens évangélique du
mot, des petits, des simples, avec qui l'on peut prendre des allures
de bon papa, ou laissant au vestiaire sa dignité de Recteur,
être aussi plus aisément frère aîné,
j'allais écrire: enfant, d'après le principe du «
Tout à tous ! , ».
Il y allait d'un si bon cur !
Il n'y alla ni moins cordialement, ni moins gaiement quand on lui
confia la charge de l'économat et la direction du matériel.
La maison avait un moulin, une boulangerie, des étangs, des
prairies, des bois, des champs: il s'occupa de tout comme s'il avait
été fermier toute sa vie ou entrepreneur ou régisseur
d'un grand domaine. Le Supérieur de Clairefontaine, qui profita
le plus de ces heureuses dispositions, proclame que le R. P. Alphonse
savait par de judicieux conseils contribuer à la bonne marche
de la maison et alléger ainsi un fardeau qui, sans cela,
eût été parfois trop lourd.
Grâce à son sens pratique, il aida au relèvement
matériel de la maison dont la pauvreté égalait
celle de Bethléem.
C'est à lui , à son courage, à son zèle,
que Clairefontaine doit d'avoir vu, pendant son rectorat (1919-1922)
augmenter de trimestre en trimestre le nombre des élèves,
la propriété s'arrondir de quelques arpents de bois
et prairies et s'élever le magnifique bâtiment central
où fut transporté l'école (classes, dortoirs
et réfectoire) en juillet 1924. « A voir, dit encore
le R. P. Brovillé, monter étage par étage,
cette construction de bon goût dans sa sobriété,
peu se doutèrent des soucis et des insomnies de l 'entrepreneur
souvent à court d'argent, mais dont rien ne lassait l'énergie
et la confiance en Dieu ».
Monsieur de la Rochefoucauld on ne s'attendait guère
à voir La Rochefoucauld en celle affaire ! écrivait
ironiquement que tout le monde se plaint de sa mémoire et
personne de son jugement . Le R. P. Weber pouvait à bon droit
regretter sa faiblesse de mémoire qui l'empêcha de
se lancer dans la prédication. C'était un esprit cultivé,
un prêtre pieux, vertueux, un directeur sage et pondéré
et dont les bons conseils ont permis à plusieurs de nos élèves
« de doubler, sans trop de mal, maint cap dangereux de la
jeunesse ».
Mais voici la Guerre ! Le R. P. Weber est toujours à Clairefontaine,
et Clairefontaine est bientôt village et école
occupé par les envahisseurs.
Le Recteur étant Lorrain, c'est-à-dire pour
eux allemand, et parlant très bien l'allemand classique
comme le patois lorrain, ces Messieurs se trouvaient à Clairefontaine
tout comme chez eux. Et pendant ce temps-là (1914-1916) le
R. P. Alphonse et son frère (1) mettaient leur dévouement,
leur intelligence, leur coeur, j'ajoute et leur vie, à la
disposition des nombreux soldats français dispersés
dans le Luxembourg belge après les malheureuses batailles
de Neufchâteau et de Virton. Grâce à leur patriotisme
et à quelques procédés, parfois très
ficelles, cent quatorze de nos soldats purent franchir la frontière
hospitalière du Grand-Duché de Luxembourg. `
Au cent quinzième, ce fut la trahison ! L'abbé Joseph
s'enfuit au Luxembourg, se déguisa, se cacha, sa tête
fut mise à prix, il échappa, et lui, le R. P. Alphonse,
fut condamné à huit mois de prison cellulaire, à
Bonn en Rhénanie. (2) Le Gouvernement Français récompensait
cette belle conduite en 1919. Le consul de France à Arlon
se présentait un jour à Clairefontaine et épinglait
sur la poitrine du R. P. Alphonse Weber la médaille de la
Reconnaissance Française.
En 1929, la Province franco-belge de la Congrégation des
Prêtres du Sacré-Cur se scinde en deux pour former
la Province française d'une part, et de l'autre la Province
Belgo-Luxembourgeoise. Tous les Français, encore occupés
dans les résidences belges, regagnent la France et le R.P.
Weber quitte son cher Clairefontaine où il avait passé
la plus longue partie de sa vie, où il pensait mourir. Le
départ fut bien triste !... Sans transition, le voilà
transporté, transplanté, enserré à Montrouge,
aux portes de Paris et nommé directeur de la Cantoria de
M. Meunier, confiée pendant quelques années aux Prêtres
du Sacré-Cur.
Quel changement ! quelle chute ! Du calme paradisiaque de Clairefontaine
à l'infernal brouhaha de l'Avenue d'Orléans ! Des
senteurs embaumées des bois de sapins aux odeurs pestilentielles
qui s'échappent des boutiques, des automobiles, des poubelles
! De la verdure qui rafraîchit les feux du soleil, à
l'asphalte qui, le soir encore, garde la chaleur emmagasinée
le jour!...
Dans l'affaissement moral que lui valut cette transition soudaine
et immense, il restait cependant au R. P. Alphonse Weber une consolation.
Les auditions que donnaient les petits chanteurs de la Cantoria,
lui permirent quelquefois d'oublier ses tristesses en allant revoir
Paris, le beau Paris, celui de sa belle jeunesse cléricale,
aimant à courir de léglise Saint-Sulpice au
Sanctuaire de la Médaille miraculeuse, rue du Bac, ou bien
à Montmartre.
Cette vie dura jusqu'en 1931. Il fut alors nommé Recteur
à l'Institut Missionnaire Saint-Clément de Viry-Châtillon.
Il y retrouvait d'anciens condisciples de Fayet, d'anciens collègues
de Clairefontaine, et même de la verdure, des eaux, des truites,
des bois, mais en bien petite miniature, voire un bon petit groupe
de Lorrains...
Pourtant, ce n'était plus le Père Alphonse de Clairefontaine
! Lui qui savait être gai avec ses confrères, surtout
ses condisciples, les vieilles amitiés sont toujours
les meilleures et ne faisait pas grise mine devant un bon
tour, une bonne plaisanterie ou une bonne partie de plaisir, il
avait perdu la joie, la bonne humeur, la dilatation de cur,
la santé physique et la vigueur morale.
En arrivant à Viry, il se sentit dépaysé.
« Je ne suis pas fait pour ici » disait-il, sans vouloir
le dissimuler. Que s'était-il passé ?
Bien que d'un naturel renfermé, très peu communicatif
de tout ce qui touchait à ses affaires personnelles ou familiales,
nous savions que, durant la dernière période de sa
vie, les épreuves s'étaient accumulées sur
sa tête. Il les supportait, mais, les supportant seul, elles
n'en étaient que plus lourdes.
La guerre surtout lui avait été fatale ! Sa captivité
avait violemment secoué son corps, et voilà qu'à
son retour de Bonn, un drame horrible l'assassinat d'un de
ses frères lui ôta ce qui lui restait de résistances
morales .
Son patriotisme même fut mis à l'épreuve.
C'était un de ces Lorrains, nés après 1870,
restés sur le sol natal et avec lesquels les Allemands avaient
la partie belle au lendemain de notre défaite (la débâcle
! écrivait Zola) pour leur faire passer un tantinet le goût
de la France. Défilés impeccables, au pas de parade,
à grands renforts de fifres assourdissants et de cuivres
bedonnants, manuvres de troupes, cavalerie surtout, en fascinants
uniformes, et, jusque dans les moindres hameaux, n'eussent-ils été
que deux gendarmes, terrorisant, sinon les esprits, du moins les
tympans du bruit de leurs bottes cloutées et de leurs sabres
traînants! Et l'on parlait allemand par ordre !
Dix ans de ce régime, qu'on le veuille ou non, à voir
sous tou-tes ses faces, cette nation militaire, ce peuple fonctionnaire,
ce gouvernement autoritaire, qui nargue la France et vante aux lorrains
les grandeurs, les splendeurs, la puissance et l'organisation de
la Grande Allemagne, au-dessus de laquelle il n'y a rien: Deutschland
über alles !... cette vision laisse plus que des traces dans
l'imagination d'un enfant ! Venir ensuite au premier Grand Séminaire
de France, au centre de la Capitale, au temps du régime abject,
passer cinq ans de sa belle jeunesse, à Saint-Sulpice, oui,
mais pas si loin de ce Palais Bourbon où l'on estampille,
aux titres de Liberté, Egalité, Fraternité,
les lois forgées dans les temples maçonniques et qui
décrètent la séparation de l'Eglise et de la
France, la laïcité de l'Etat, jusqu'alors catholique,
l'expulsion des religieux !... S'en aller alors vivre trente ans
en exil, à proximité du pays natal et de la terre
d'adoption, et se voir interdire le séjour en Allemagne parce
que Français et le séjour en France parce que religieux
!... Partager, pendant l'horrible guerre, la captivité des
officiers français dans les prisons allemandes, puis, après
le baiser de réconciliation des Français entre eux,
revenir à Paris et se heurter à la porte verrouillée
de son cher Séminaire, transformé en annexe du Ministère
des Finances!... on comprend, sans effort extraordinaire d'imagination,
que celui qui souffre de tout cela se résigne à n'aimer
plus du fond de son cur que sa petite patrie.
Le R. P. Alphonse Weber était Lorrain, non point jusque par-dessus
la tête, mais jusqu'au cou ! et pour le reste il était
devenu chrétiennement, comme Socrate, « citoyen de
l'univers ». Le séjour à Clairefontaine, en
Belgique, au milieu des Luxembourgeois, dans une école française,
ne favorisait-il pas ce sentiment ? Je me souviens d'avoir lu, au
jour de la fête de Jeanne d'Arc en 1921, au socle de sa statue,
brillamment ornée et illuminée, le chronogramme que
voici: galli, belgae, Luxemburgenses concordes, qui traduisait parfaitement
l'état des esprits des élèves et professeurs.
A certains jours. on y entendait le français et l'allemand
classiques, les patois lorrain et luxembourgeois, le flamand et
le wallon et même, de certaines lèvres (qui n'avaient
pas le don des langues, ou qui l'avaient trop) tous ces idiomes
s'échappaient et s'accumulaient dans une même phrase
à tournure d'arlequin.
S'il était pacifiste, le R. P. Alphonse, c'est qu'il avait
l'âme pacifique: la nuance est si légère. Cela
encore, il le tenait de Clairefontaine.
Clairefontaine me fait penser à une étoile égarée
au milieu d'une constellation. C'était dans notre province
franco-belge, un monde à part, un esprit à part. La
nature le voulait. D'Arlon, d'Eischen, de Luxembourg, d'Autelbas,
on n'y arrive qu'à pied, en traversant des forêts et
on ne le découvre que quand on a le nez dessus. Un tel silence,
une telle paix, que plusieurs visiteurs, surpris par le soir dans
leur marche, se sont résignés à coucher dans
les bois, fort étonnés, aux premières lueurs
du jour, de voir à quelque cinquante mètres sous leurs
pieds, les murs de la propriété. Clairefontaine ignorait
le reste du monde, et le reste du monde ignorait Clairefontaine.
L'absence de tout bruit, industriel surtout, arrachait à
beaucoup lexclamation du poète : « O fortunatos
nimium ! Ah! les heureux ! », sans ajouter le «si...»
de Virgile, car de tous ceux qui ont vécu à Clairefontaine,
jen connais peu (si même jen connais un seul !)
dont les sens extérieurs et lintime de lâme
naient pas subi la fascination de cette belle nature.
Le R.P. Weber avait été littéralement hypnotisé
par ce paysage, ce climat, ce ciel, cet ensemble qui sympathisait
parfaitement avec son âme ni triste, ni gaie, ni sombre, ni
épanouie, mais toujours égale et un peu mystique,
devant laquelle on se posait un point dinterrogation, comme
sarrêtant devant la grille dun parc silencieux,
au fond duquel, à travers les arbres, se dessine la silhouette
dun château on se demande : Qui habite là
? Que se passe-t-il dans ces murs ?
Et voilà que vers la fin de sa vie, une autre épreuve,
d'un autre genre, lui fit au coeur une blessure plus profonde, plus
aiguë, plus douloureuse. Un livre dont l'auteur, bien que l'ayant
imprimé, dit qu'il croit devoir en différer la publication,
mais qu'il lui plaît seulement d'offrir dès maintenant
à ses amis, livre malencontreux qui, au dire du R. P. Alphonse
Weber lui-même, devait « faire plus de mal que de bien
» livra au public la biographie d'une de ses parentes. Le
livre souleva une violente réaction, fut condamné
par Son Exc. Mgr Pelt, et occasionna la publication par l'évêché
de Metz d'un autre livre qui détruisait les affirmations
du premier. La polémique porta un coup mortel au R. P. Weber.
Ces épreuves et d'autres encore, jusqu'à des
infirmités qui le minaient peu à peu sans relâche
s'acharnaient à tenailler et marteler ce cerveau;
cette pensée, écrasés finalement et réduits
à une espèce d'engourdissement inguérissable.
Quand il se vit, donc, à la tête d'une école
de plus en plus nombreuse, composée d'éléments
venus de tous les coins de France, de Lille à Marseille,
de Brest à Belfort, qui réclamait par conséquent
plus de discipline, plus de soucis administratifs, plus de vigueur
physique, il ne put résister, il ne put durer.
Alors qu'il s'était acquis, par toutes ses qualités,
avant tout sa tranquille bonté, l'estime et la confiance
de ses supérieurs, et qu'il faisait partie, en qualité
d'Assistant, du Conseil Provincial de France, il dut résilier
ses fonctions de Recteur et abandonner le soin de toutes affaires.
A la fin de l'année scolaire 1934, il quittait Saint-Clément.
Après avoir essayé, sans y réussir, de se fixer
à Saint-Quentin, à Bruxelles, et chez M. l'abbé
Joseph, son frère, on l'emmena à Lille, où
il s'éteignit, en quelques semaines, comme s'éteint
un cierge qui s'est consumé devant un autel, holocauste de
reconnaissance ou d'imploration: une flamme silencieuse, douce,
qui se donne régulièrement, puis baisse, baisse...
puis encore, par instants, jette quelques lueurs plus vives, un
peu de fumée... et c'est fini !
C'était fini pour le R. P. Alphonse Weber, le dimanche 26
janvier 1936.
Un frère infirmier, qui n'avait rien remarqué d'anormal
dans sa ronde de nuit, s'aperçut dans une nouvelle visite
vers cinq heures et demi du matin que le Père n'était
plus de ce monde.
Le service d'enterrement eut lieu à Lille, au Séminaire
des Missions des Prêtres du Sacré-Cur, 2, rue
Jean Levasseur, le mercredi 29 janvier, en la fête du doux
saint François de Sales.
La Messe des funérailles fut chantée par le R. P.
Gaillard, son ancien condisciple à Saint-Clément de
Fayet et à Saint-Sulpice, son collègue comme professeur
à Clairefontaine et sans doute son meilleur, au moins son
plus vieil et plus fidèle ami.
Les diverses maisons des deux provinces belge et française
avaient envoyé leurs représentants.
Mgr Lesné, Recteur des Facultés Catholiques de Lille,
retenu personnellement par un deuil de famille, avait délégué
aux funérailles Monsieur le Vice-Recteur. Après la
messe, l'absoute fut donnée par le R. P. Klein, successeur
du R. P. Alphonse Weber à l'Institut missionnaire Saint Clément
de Viry-Chatillon.
A l'issue du service célébré à Lille,
le corps fut dirigé sur Saint-Quentin, où il arriva
le même jour, un peu avant deux heures de l'après-midi.
La levée du corps fut faite, à l'entrée du
cimetière par le T.R.P. Devrainne, provincial de France.
M. l'abbé Joseph Weber conduisait le deuil. Avec lui, venaient
son autre frère, Mlle Weber sa sur, et les neveux et
nièce du défunt.
Nos maisons d'Amnéville, Blaugies, Saint-Quentin, Amiens,
Lille et Viry-Chatillon étaient représentées.
S'étaient joints à nous, au titre de l'amitié,
M. le Chanoine Châtelain, son ancien professeur, M. l'abbé
Denorme, aumônier de l'Asile des Petites Surs des Pauvres,
M. l'abbé Viéville, économe de l'Institution
Saint-Jean et ancien condisciple du R. P. Alphonse Weber à
Saint-Sulpice, deux religieuses des Servantes du Cur de Jésus
et deux Petites Surs des Pauvres.
Ainsi l'ai-je vu, pendant sa vie, ainsi l'ai-je revu, en esprit
et au fond du cur, tandis que je suivais son cercueil et que
je lui jetais un peu d'eau bénite, au moment où il
allait disparaître de nos yeux, mais non à notre mémoire.
Qu'il repose en paix, en attendant la résurrection glorieuse
et la joyeuse entrée dans la grande Patrie. OASIS.
(1) M. l'abbé Joseph Weber, curé
d'Uruf, diocèse de Nancy
(2) Renseignements du R. P. Brovillé, qui va même jusqu'au
chiffre de 184, au lieu de 114 que jindique
(Extraits du «Petit-Clerc du Sacré-Coeur»
N° 27 et 28 de 1936)
AVANT-PROPOS,
EXERGUE - CAUSES
INTRODUITES
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